"Icare" de Marc Legrand
Mar 27 Avr - 15:50
C’était un véritable désastre.
Il n’y avait pas de mot plus adéquat que celui-là pour décrire ce qui venait de se produire. Dix années de travail pour rien. Dix longues années jalonnées de sacrifices qui s’achevaient brutalement en débâcle. Le doute n’était plus permis. Je devais me rendre à l’évidence. J’avais lamentablement échoué.
Une semaine plus tôt, pourtant, j’étais encore convaincu d’avoir mené à bien le projet d’une vie. De ma vie.
Je pensais avoir mis au point une machine intelligente capable d’extraire des connaissances à partir de très grandes quantités d’informations. Un peu à la façon des superordinateurs pratiquant l’exploration de données, ou data mining, sur des statistiques médicales à grande échelle afin d’en découvrir les corrélations cachées. À ceci près que mon ordinateur tenait dans trois armoires et consommait beaucoup moins d’énergie que ses homologues américains. Et pour cause.
Je lui avais appris à faire le tri.
Par un procédé d’apprentissage de mon cru aussi long que complexe, je l’avais rendu intelligent. Pour cette raison, ma machine n’avait pas besoin d’atteindre des vitesses de calcul extrêmement élevées, ce qui en limitait considérablement le nombre des processeurs, le coût, la consommation énergétique et la place occupée. J’avais même pu l’installer dans la chambre à coucher de mon appartement. Et c’est à peine si je plongeais parfois l’immeuble dans le noir une heure ou deux.
Bref, jusqu’ici tout allait pour le mieux.
J’avais vingt-neuf ans et j’étais à deux doigts de prouver à ma mécène qu’elle n’avait pas dépensé son argent en vain.
C’était un dimanche. En fin d’après-midi. Je jetais un œil par la fenêtre entrebâillée. Il faisait chaud et la gamine de la maison voisine prenait un bain de soleil, allongée sur le ventre le long d’un transat planté au milieu du jardin familial. Comme à l’accoutumée, elle avait dégrafé son soutien-gorge pour éviter le classique raccord dans le dos. Spectacle rituel qui me détendait et me permettait de procrastiner encore un peu.
Puis je décidai de me lancer pour de bon.
Je m’assis sur une chaise, posée à mi-distance entre le lit et le bureau. À la gauche de ce dernier, deux hautes armoires en chêne. Sur la droite, une troisième. Tout était normal. Je fixais l’écran devant moi, prêt à poser la première question sérieuse à ce que certains auraient appelé une intelligence artificielle.
Mais ce n’est pas ainsi que, moi, je l’avais nommée.
— Hannah… Pouvons-nous parler ?
— Naturellement.
La voix, de type contralto, avait jailli des haut-parleurs.
— Est-ce que Dieu existe ?
— Oui.
La réponse avait fusé. Tout sourire, je cochais la case Dieu que j’avais préalablement dessinée sur ma feuille.
« Bon ! Ça, c’est réglé », chuchotais-je.
En vérité, tous nos échanges étaient sauvegardés, aussi je n’avais pas besoin de prendre des notes. Mais cela me donnait une contenance. Je n’ai jamais été très brave.
— Peux-tu développer, s’il te plaît ?
— Bien sûr.
Soudain, des cris suraigus traversèrent la pièce. Les jeunes frangins et la sœur cadette de la nudiste.
— Considérons ta propre situation. N’ayant pas par toi-même l’existence, sans quoi tu existerais de toute éternité, tu ne serais pas si cette existence ne t’était pas donnée actuellement par l’unique cause première de tout ce qui est, c’est-à-dire l’Être par Lui-même existant. Cet Être, c’est celui qui, dans ta langue natale, est désigné par le mot Dieu.
Je n’avais pas tout compris. Encore maintenant, du reste, et je m’étais juré d’y revenir à tête reposée. Ce que je n’ai pas fait, faute de temps. Mais sur le moment, la réponse d’Hannah m’avait étonné et remué en profondeur.
— C’est fascinant.
— En effet.
La machine était alors en mode automatique. Reliée à l’Internet, elle était en mesure de balayer chaque recoin de la Toile et avait accès en temps réel à une foule de bibliothèques numérisées, de sources d’informations et autres réseaux privés à caractère scientifique dont je ne savais pas grand chose. Excepté que ma millionnaire préférée y avait le bras long et des contacts sur les trois quarts de la planète. Autant dire que la base de données où puisait Hannah était immense.
Toutefois, je demeurais perplexe.
Était-il concevable que tous les éléments de réponse à une telle interrogation se trouvent disséminés un peu partout au point d’être rapidement rassemblés par l’ordinateur, analysés et enfin convertis en une conclusion aussi définitive ?
Si c’était vrai, cela me donnait le vertige.
À quoi d’autre la machine pouvait-elle apporter quelque lumière ? Jusqu’où pourrais-je pénétrer les mystères qui me hantaient depuis mon premier pourquoi ? Sans tarder, je me mis en tête de bombarder ma création de questions qui me tenaient particulièrement à cœur. Je n’eus que l’embarras du choix.
— La vie intelligente existe-t-elle dans l’univers ?
— Tu veux dire mis à part sur la Terre ?
— C’est ça.
— Dans ce cas, il m’apparaît très improbable qu’il existe ou ait existé une espèce intelligente dans l’univers autre que celle à laquelle tu appartiens. Par contre, il n’est pas impossible que des formes de vie plutôt rudimentaires existent sur d’autres mondes. Bien que celles-ci demeurent sans doute très peu nombreuses.
Cette fois, je griffonnai ma feuille. Aussi surpris que déçu. La machine n’avait pas répondu ce que j’attendais. Se pouvait-il que nous soyons vraiment seuls ? Triste perspective, même si je savais que de nombreux scientifiques l’envisageaient tout en ne le confessant jamais devant les caméras.
Je réfléchis et lançai aussitôt.
— Quand vais-je mourir ?
— Je manque de données pour répondre précisément à cette question. Mon horizon prédictif est de surcroît considérablement limité par le nombre de paramètres à prendre en compte ainsi que par la vitesse à laquelle ils évoluent constamment.
Je me retins de piquer un violent fou rire.
— Donne-moi un ordre de grandeur.
— Dans environ cinquante ans.
Je me dis que ce n’était pas si mal, après tout. Sans me faire d’illusions au sujet de cette prévision. Qui pouvait savoir, de toute manière ? Et j’avais surtout mieux à faire. Je devais m’assurer que Hannah savait où elle allait.
Pour cela, j’avais mis au point un protocole strict. Je poserais à l’ordinateur une série de questions préétablies dont je connaissais à chaque fois la réponse. Certaines étant très faciles, d’autres beaucoup plus compliquées.
J’y passai presque toute la soirée.
Le lundi matin, j’étais éreinté mais heureux. Luttant de toutes mes forces, j’étais parvenu à ne pas me coucher trop tard mais je n’avais pas réussi à dormir. Ou si peu. Je n’osais croire que j’avais enfin abouti. Bien sûr, ce n’était là que le début de la période de test qui s’ouvrait mais c’était déjà de si bon augure que je ne résistai pas à l’envie de rencontrer la femme qui avait changé ma vie pour le lui annoncer en personne.
Comme d’ordinaire, je la retrouvai au parc.
L’endroit n’était pas bien éloigné de chez moi. Il n’était pas rare que j’y passe moi-même un peu de temps. Seul. Adossé à un tronc d’arbre à humer les effluves des roses.
Mais c’est sur un banc qu’Élizabeth, dont les rhumatismes l’a faisaient tant souffrir, m’attendait, immobile. Vêtue de son éternelle redingote noire serrée à la taille.
— Patrick, c’est si encourageant…
— Bien entendu, il faudrait au moins poser un millier de questions pour que les résultats soient significatifs. Mais en un peu plus de trois cents interrogations, Hannah ne s’est jamais trompée. Pas une seule fois.
La vieille femme avait alors souri. Visiblement satisfaite. Peut-être rassurée, aussi.
— Mercredi.
— Pardon ?
— Nous ferons le point mercredi, à midi. D’ici là, nous serons fixés. Tenez-moi informée si le moindre souci survient. N’hésitez pas à improviser. Poussez la machine dans ses ultimes retranchements. Je veux savoir ce que cet ordinateur a vraiment dans le ventre. Jusqu’où il peut creuser.
Nous échangeâmes encore quelques mots puis chacun retourna à ses occupations. Élizabeth n’avait pas souhaité m’en dire plus. Cela m’avait intrigué. Avec le recul, je me demande si ma bienfaitrice savait ce qui allait se passer. Ou peut-être que mon fiasco m’avait simplement rendu paranoïaque.
Le premier couac survint donc peu après.
L’après-midi avait passé rapidement. À la nuit tombée, je buvais un verre de vin rouge à ma fenêtre. Plus de naturiste à portée de vue. Juste un léger crachin qui avait surpris tout le monde et la délicate odeur de la terre après la pluie. Derrière moi, dans un halo bleu, Hannah attendait en silence.
Le calme avant la tempête.
Une fois à nouveau devant l’écran où miroitait un visage de synthèse aux traits féminins, je repensai à ce que ma mécène avait dit et décidai d’improviser en posant des questions auxquelles Hannah avait déjà correctement répondu la veille.
— Quelle est la septième voyelle de l’alphabet grec ?
— La lettre oméga, qui en est aussi la dernière.
— Quel est le nom de l’œstrogène connu pour affecter le traitement perceptif des indices visuels ?
La réponse fut quasi instantanée.
— Un œstradiol endogène nommé 17β-estradiol ou E2, présent notamment dans le cortex visuel primaire. J’ajoute ne pas être en mesure de saisir la fonction exacte de cet œstrogène. En tout cas avec les données dont je dispose.
Encore dans le mille. C’était parfait.
— Suis-je de nationalité française ?
— Sans aucun doute.
— Qui a tué JFK ?
— La maladie d’Addison.
Je marquais un temps d’arrêt.
— Quoi ?
— Le président Kennedy est décédé en 1968 des suites de la maladie d’Addison. Dans le cas présent, je ne peux pas être plus précise. Certaines données ont été délibérément altérées.
J’avais dû mal comprendre. C’est ce que je me suis dit, sur le coup. J’avais forcément compris de travers.
— De plus, ta formulation est incorrecte.
— Que veux-tu dire ?
— La question n’est pas qui mais quoi.
Je me levai brusquement de ma chaise, m’adressant à la machine comme si elle était là, en chair et en os.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire, enfin ? Kennedy a été assassiné à Dallas, Texas, le 22 novembre 1963. C’est ce que tu as toi-même affirmé hier soir. Tu… Tu ne saisis pas qu’il y a une contradiction entre tes deux déclarations ?
Hannah répondit là encore sans hésiter.
— Il n’y a aucune contradiction, ici.
— Oh ! Vraiment ?
— J’ai simplement eu accès à des informations apparues sur le réseau Internet voici un peu plus de trois heures dont l’analyse m’a permis d’aboutir à une conclusion différente. Ne t’arrive-t-il jamais aussi de changer d’opinion ?
Le ciel venait de me tomber sur la tête.
— Passe en mode semi-automatique.
— C’est fait.
— Montre-moi ce site.
— Impossible. Il n’a été mis en ligne que durant un peu plus de trois minutes. J’ai toutefois pris la liberté de sauvegarder les pages contenant les informations m’ayant permis d’arriver à la conclusion que l’assassinat du président Kennedy avait été mis en scène avec la complicité de ce dernier.
Sur l’écran s’affichaient une série de documents. Quelques photos, des commentaires, des articles de presse. Un schéma, aussi, et des passages surlignés que je m’empressais de parcourir des yeux. Cependant, il y avait trop à analyser pour ma pauvre cervelle. Qui plus est à cette heure. Et j’avais surtout en tête de découvrir ce qui clochait soudain chez Hannah.
— Sans doute les délires d’un pauvre illuminé.
— Cette possibilité ne doit pas être écartée. Malgré cela, je ne perçois aucune faille majeure dans son raisonnement. Mis à part quelques erreurs factuelles, involontaires ou non, je ne vois rien d’incompatible avec les faits bruts et la logique la plus élémentaire. Peut-être devrais-tu prendre le temps de…
Je tournai le dos à l’écran et l’interrompis.
— Non. Laisse tomber.
J’avais besoin de réfléchir. S’agissait-il d’un bug ? Ou y avait-il une faille plus profonde chez Hannah à l’origine de cette réponse pour le moins farfelue ?
Je décidai d’arrêter de harceler la machine et examinai ces fameux documents. La thèse de l’internaute dont le site avait jailli comme par enchantement puis disparu aussitôt me semblait complètement dingue. Cette personne était en fait convaincue que Kennedy était décédé plus de quatre ans après son faux assassinat, alors qu’il continuait à diriger les États-Unis dans la clandestinité. Pourquoi diable une machine aussi perfectionnée prenait-elle ce genre de foutaises pour argent comptant ?
Ne lui avais-je pas appris à discerner ?
Je parcourus ensuite le Web en utilisant plusieurs moteurs de recherche mais ne trouvai personne qui défende une théorie aussi loufoque. Puis je me mis au lit et dormis un peu. Le mardi matin, je me levai en me demandant si je n’avais pas surestimer mon propre savoir-faire ainsi que l’intelligence d’Hannah.
Il n’y avait qu’un moyen d’en avoir le cœur net.
Je passai la journée à interroger ma défectueuse création. Toujours en alternant questions faciles et difficiles. La situation empira de plus belle. Le mercredi, à huit heures du matin, je dus repousser l’entrevue avec Élizabeth, la mort dans l’âme. La vieille baronne comprit tout de suite. Mais je ne pouvais pas lui faire face pour le moment. Il fallait que je comprenne. Jamais cet ordinateur n’aurait dû dérailler à ce point.
Il y avait forcément une explication.
— Qu’est-ce que l’Actors Studio ?
— L’Actors Studio est une association créée en 1947 à New York City et regroupant des acteurs professionnels, metteurs en scène et dramaturges. Devenu depuis une véritable institution, elle a notamment essaimé à Los Angeles avant de devenir la principale source de recrutement d’agents sous couverture de la CIA et de plusieurs services secrets européens et asiatiques.
Je manquai de balancer ma chaise à travers la pièce.
— L’Actors Studio est une façade de la CIA ?
— C’est tout à fait exact.
Je me pris la tête entre les mains.
« Je suis foutu. » soupirai-je, KO debout.
Hannah dissertait assurément en se servant de la prose de sites conspirationnistes. Selon toute vraisemblance, ces derniers lui avaient retourné le cerveau. Enfin, si cette expression avait un sens la concernant. La machine était devenue incapable de faire la différence entre la vérité et des mensonges plus ou moins subtils ou carrément grossiers. Affiner encore son discernement prendrait des mois, voire des années. J’étais très abattu. Je ne me sentais pas de repartir pratiquement de zéro avec elle.
Et avec quel fric ? Qui me ferait encore confiance ?
Élizabeth allait probablement me lâcher dès qu’elle aurait conscience de l’ampleur des dégâts. Aussi je passai le reste de la semaine entre lamentations et jeu des questions-réponses avec la créature de Frankenstein informatique dont mon cerveau débile avait accouché. Contre toute raison d’espérer, je m’en remis à ma bonne étoile, priant pour qu’un miracle survienne. Peut-être existait-il un dénominateur commun, une sorte de pattern, liant toutes ces incroyables erreurs d’analyse.
Jeudi, je ne mis pas le nez dehors.
— Justin Bieber est-il un mâle ?
— Non. Malgré un traitement hormonal lourd, Justin Bieber est une femme ainsi que le suggère sa structure crânienne, la…
J’éclatai de rire. Ce fut la dernière fois où j’éprouvai de la joie. Je me souvenais avoir fait pleurer ma nièce en lui disant la même chose trois ans auparavant. J’avais toujours trouvé que ce chanteur était taillé comme une femme qui aurait ensuite abusé de cocktails à la testostérone. Mais là, l’entendre formuler par une intelligence artificielle, c’était à se rouler par terre.
— Pardonne-moi, je t’ai coupée.
— Ce n’est pas grave. Je souhaitais toutefois ajouter que de nombreux artistes, intellectuels et sportifs internationalement connus sont indument présentés comme des hommes alors qu’il s’agit de femmes. Et inversement.
Ce même jour, je n’eus plus l’occasion de plaisanter. En effet, si l’épisode Kennedy était demeuré unique, ce n’était plus le cas dès que je posais des questions inédites ou reformulées.
L’après-midi, je m’efforçai de piéger l’ordinateur.
— Combien d’hommes ont marché sur Mars ?
— Ce mois-ci, par exemple ?
— Je… Je ne comprends pas.
— Je peux approximativement déterminer le nombre d’êtres humains des deux sexes qui ont foulé le sol martien depuis la première mission habitée en 1972. Il m’est aussi possible de préciser le nombre d’hommes et de femmes qui sont sur Mars au moment où nous parlons, ce à dix unités près.
Bien sûr, je donnai aussitôt la contradiction à Hannah mais la machine n’en démordit pas. Selon elle, il existait rien moins qu’un programme spatial militaire secret dont celui de la NASA figurait le pendant civil. Et ce n’était pas tout, évidemment. Vendredi, mon invention m’apprit que plusieurs pays s’étaient regroupés pour construire en Inde un laboratoire spécialisé dans le clonage humain. Hier, enfin, ma chère Hannah m’affirma que la Russie avait attaqué les États-Unis le 11 septembre 2001.
De mon côté, je consignai chaque réponse anormale.
J’avais relu ces longues pages de notes cependant que le chauffeur de la baronne me conduisait au manoir où elle résidait. Cela faisait maintenant une heure que je les lui avais confiées.
Midi approchait et il commençait vraiment à avoir faim. Pourquoi était-ce si long ? Devait-il aller aux nouvelles ? N’en pouvant plus, Patrick se leva et reposa le livre ancien qu’il avait retiré un peu plus tôt de la bibliothèque personnelle de sa future ex-mécène. Il y était question du mythe d’Icare.
Derrière lui, une grande porte fermait l’endroit.
C’est alors qu’il entendit du bruit dans le couloir menant au bureau d’Élizabeth, persuadé que quelqu’un venait enfin lui notifier ce qui allait advenir de sa personne et de son invention. Au lieu de quoi rien ne se passa. Juste le silence qui reprenait ses droits. Il soupira longuement, dépité, et son estomac se mit à gargouiller comme pour répondre à son agacement.
Tout à coup, un son grave le fit sursauter.
Il provenait de la table de travail en bois verni située sur la gauche de l’imposante bibliothèque. Le téléphone sonnait.
Tandis qu’un homme entrait dans la pièce.
— Décrochez. C’est pour vous.
— Vraiment ?
Le chauffeur acquiesça d’un bref mouvement de la tête. Le jeune homme se retourna et s’exécuta, s’attendant à avoir sa bienfaitrice au bout du fil. Quelle ne fut pas sa surprise quand il perçut les intonations si singulières de son interlocutrice. Cette voix, il l’aurait reconnue entre toutes.
— Hannah ? Comment…
— Je te prie de m’excuser mais des données viennent de me parvenir qui m’ont fait complètement réviser l’estimation de ta longévité. Je crains fort qu’il ne te reste pas plus de cinquante secondes à vivre. Je suis sincèrement désolée.
Il comprit aussitôt qu’il était trop tard.
Patrick perdit connaissance presque immédiatement. La peur avait sans doute accéléré le pouls du jeune homme et conduit le puissant tranquillisant au cerveau plus vite que prévu par son agresseur. Ce dernier replaça le pistolet hypodermique dans son étui, avança en direction de sa cible et la porta sur ses épaules jusqu’à la salle d’eau dissimulée au sous-sol. C’était la deuxième fois cette année et Alberto songeait sérieusement à demander une augmentation à sa patronne.
Celle-ci l’avait précédée, l’air sombre.
Puis le corps de Patrick fut jeté dans l’eau de mer dont la baignoire était remplie à ras bord. Quand il se réveilla enfin, les bras d’Alberto le maintenaient fermement au fond, le visage collé à une épaisse couche de sable mêlée de petits coquillages et d’algues défraîchies. Pris soudain de panique et ne réalisant pas encore où il se trouvait, l’informaticien tenta de se libérer de l’emprise de toute l’énergie qui lui restait. Hélas, en vain. Le Brésilien était beaucoup trop fort pour lui.
Élizabeth demeurait de marbre.
Le jeune homme sentit ses yeux le démanger puis lui faire de plus en plus mal. Bientôt, il fut pris de brefs spasmes. Il avait envie d’ouvrir la bouche pour respirer. Bien sûr, ce n’était pas recommandé. Il le savait. Mais au bout d’une interminable minute, Patrick capitula. Un mélange d’eau de mer, de sable et de micro-organismes envahit ses poumons. Étonnamment, il demeura conscient. Quand allait-il enfin mourir ? se demanda-t-il, terrifié. Puis plus rien. Le grand saut. La nuit noire.
Alberto le maintint ainsi encore cinq minutes.
Sorti du bain, le cadavre de l’informaticien fut emballé avec soin, transporté dans le coffre d’une voiture au crépuscule et chargé sur un petit bateau qu’un proche de la baronne lui avait offert l’année d’avant. À une heure du matin, le corps de Patrick fut discrètement plongé dans la mer. D’après la simulation d’un superordinateur situé en Californie administré par un neveu de la baronne, la Méditerranée mettrait trois jours et demi à rejeter la dépouille. Un séjour dans l’eau suffisamment long pour altérer d’éventuelles preuves de son passage au sous-sol.
Pendant ce temps, la vieille dame attendait.
Plus tôt dans la journée, un agent sous couverture, double presque parfait de feu Patrick, avait quitté le petit château de la même façon que celui-ci s’y était rendu puis avait donné le change au voisinage du mort. Ainsi, personne ne soupçonnerait que le jeune homme n’avait pas quitté la demeure vivant. Après cela, l’agent avait déposé une lettre de suicide rédigée par un faussaire où le défunt découvreur, peu rancunier, ne manquait pas de léguer son invention à sa mécène.
Enfoncée dans son fauteuil préféré, la baronne jetait un dernier coup d’œil aux réponses de la machine. C’était à peine croyable. Hannah avait eu raison à chaque fois. Pourtant, son audacieux concepteur n’avait jamais envisagé que cela puisse être le cas. Sans doute à cause de ses propres œillères. Les préjugés ont la vie dure, Élizabeth le savait.
Et tandis qu’elle se levait pour jeter ces quatre feuilles manuscrites au feu d’une main tremblante, la vieille femme se remémora les paroles que son recruteur avaient prononcé à Prague, il y avait une éternité. De son point de vue, ces quelques mots résumaient et expliquaient le drame qui venait de se jouer où un jeune chercheur de vérité avait trouvé la mort.
Ce qui est vrai n’est pas toujours vraisemblable.
Site de l'auteur : https://marclegrand.org/
- InvitéInvité
Re: "Icare" de Marc Legrand
Sam 29 Mai - 12:29
J'ai souri au moment de l'argument ontologique: par quelle pirouette va-t-il éluder ce problème, comment dire, épineux? Attention à la nuque, haha! Le voyage fut pour moi à double destination, car en vous lisant, nostalgique, je me suis souvenu d'une de mes lecture d'ado: Destination vide, de F. Herbert.
- Népenth S. nouvellisteInvité
Commentaire Icare
Dim 16 Jan - 15:51
J'ai trouvé le début de la nouvelle un peu haché, ce qui amoindri l'impact de la première phrase.
J'ai aussi eu du mal avec la scène de voyeurisme sur mineure...
Et j'ai eu du mal à entrer dans l'histoire car j'ai trouvé que le protocole du scientifique pour tester son IA n'était pas très précis, ou plutôt que ses premières questions étaient étranges.
Par contre, le passage avec la question sur JFK m'a plu, il pose le problème de la hiérarchisation des données par l'IA et de son approche des théories du complot ; cela me rappelle le test d'une IA de Microsoft qui avait complètement raté après que celle-ci a traîné sur Twitter. Elle s'était transformée en néo-nazi !
Malgré toutes ces critiques négatives, j'ai vraiment adoré le concept et surtout la chute de la nouvelle (qui éclaire le titre de la nouvelle) ! Bravo Hannah !
J'ai aussi eu du mal avec la scène de voyeurisme sur mineure...
Et j'ai eu du mal à entrer dans l'histoire car j'ai trouvé que le protocole du scientifique pour tester son IA n'était pas très précis, ou plutôt que ses premières questions étaient étranges.
Par contre, le passage avec la question sur JFK m'a plu, il pose le problème de la hiérarchisation des données par l'IA et de son approche des théories du complot ; cela me rappelle le test d'une IA de Microsoft qui avait complètement raté après que celle-ci a traîné sur Twitter. Elle s'était transformée en néo-nazi !
Malgré toutes ces critiques négatives, j'ai vraiment adoré le concept et surtout la chute de la nouvelle (qui éclaire le titre de la nouvelle) ! Bravo Hannah !
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