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"Changer d'air" de Chantal Rey Empty "Changer d'air" de Chantal Rey

Mer 28 Avr - 11:10
« L’homme est né pour souffrir, oublier et se taire ».
(Léon Dierx)
 
 CHANGER D’AIR
 
« Nous n’avons pas vocation à accueillir toute la suffocation du monde ! » s’exclama la ministre du Vent à l’annonce des chiffres de l’immigration. Depuis plusieurs mois s’échouaient sur le territoire des aérostats de fortune aux nacelles surchargées d’individus en quête d’un endroit où respirer. Les médias nommaient les funestes embarcations « tapirs volants », en référence à l’appendice nasal que leurs malheureux passagers avaient développé à force de chercher un air devenu trop rare dans leur contrée d’origine. La ministre avait à cœur d’alerter la Cour quant aux effets de la recrudescence des atterrissages clandestins sur une population qui commençait à donner des signes d’agitation.
 
Le royaume de Rânhia la Velue —ainsi surnommée pour l’élégant hirsutisme que lui enviaient ses courtisanes — était un modèle social, économique et politique pour tout ce que la planète comptait de despotes plus ou moins éclairés, et ce grâce à sa principale source de richesse : l’air.
 
L’impulsion de la politique volontariste de Rânhia sur la recherche technologique avait abouti à la mise au point de procédés d’extraction, de traitement, de stockage et de distribution qui avaient hissé l’air rânhianais au premier rang mondial, loin devant l’air du Large et l’air du Temps. Le royaume, qui disposait par ailleurs d’un système hydraulique et d’un système pileux hors pair, s’était doté d’un système respiratoire tellement performant que les services secrets durent centrer leurs efforts sur la protection des gisements, des raffineries, des réseaux d’adduction, et surtout des secrets de fabrication d’un air conférant au royaume un prestige unique au monde nommé « luxe à la rânhianaise ».
 
Chacun, du courtisan au manant, disposait gratuitement —ou presque— d’un approvisionnement d’air pur —ou presque— en quantité illimitée —ou presque—. Il suffisait de remplir le bordereau dit d’appel d’air pour qu’un préposé de la 3R (Régie Royale Rânhianaise) raccordât votre compteur au réseau et vous équipât d’un respirateur adapté à vos besoins. L’abonnement de base vous assurait dès lors un air bon marché appelé « l’air de rien », mais la 3R proposait à divers tarifs des airs plus spécifiques tels que l’air de repos —recommandé aux convalescents—, l’air de famille —prisé par les héritiers de noble lignée—, ou l’air de la calomnie —prescrit pour les cordes vocales défaillantes—.
 
Cette manne suscita toutes sortes de vocations, et un commerce illicite se fit jour, proposant de faux airs et des airs viciés que les faussaires faisaient passer pour de grands airs. La ministre des Girouettes, chargée de rétablir l’ordre, sollicita l’Institut ADM (Au Doigt Mouillé) pour truffer le territoire d’un mobilier urbain d’un genre nouveau consistant en capteurs propres à mesurer la fraîcheur du fond de l’air. Sitôt que l’un d’eux percevait un air frelaté, la Brigade d’Assainissement dépêchait sur place ses purificateurs d’élite, qui neutralisaient les pourvoyeurs d’air contrefait.
 
Lors d’une de ses fréquentes villégiatures sur le palais flottant d’une richissime alchimiste sarde, la Velue fut contrainte, afin de régler de somptuaires frais de séjour, de céder à son hôtesse la 3R, qui devint la SAFO (Sardigna Aerea Forza Occidentale). Il s’ensuivit dans le royaume de Rânhia une brutale récession que les opposants à la souveraine mirent sur le compte d’un libéralisme débridé, dénonçant une « honteuse braderie du patrimoine ». Les plus frondeurs prétendirent que la mainmise de la Sardaigne sur l’air rânhianais entraînerait une raréfaction de ce dernier. Les dirigeants de la SAFO eurent beau assurer que l’air local était inépuisable, les usagers constatèrent une nette diminution de l’approvisionnement.
 
La réduction du débit, l’augmentation des tarifs et la vague d’immigration provoquèrent des mouvements de foule dont l’ampleur et la virulence surprirent la Garde Royale. Tandis que certains réclamaient l’expulsion des réfugiés, d’autres, prônant la solidarité, créèrent le mouvement des « Essoufflés », dont le mot d’ordre était : « Dégonfler les hyperventilés pour sauver les asphyxiés ».
  
Au printemps la Velue ne réalisa pas que son trône vacillait, occupée qu’elle était à organiser la fête de la musique. Cette année-là, les instruments à vent auraient dû être à l’honneur, mais comme on manquait d’air, on opta pour les instruments à cordes. La Velue, goûtant fort les boissons anisées et les danses en ligne, souhaitait promouvoir le royaume des bouzoukis. Or, la reine Iphigénie se décommanda, elle-même manquant d’énergie propre à faire décoller son ULM. On invita alors l’impératrice des balalaïkas, qui ne se fit pas prier.
 
La foule s’impatientait sous les fenêtres du palais quand on annonça que le déjeuner de la reine et de son invitée d’honneur se déroulait si bien que toutes deux peinaient à y mettre un terme. Au crépuscule, on vit enfin apparaître au balcon les deux souveraines fort enjouées. À l’issue d’un chaotique discours d’ouverture, Rânhia donna la parole à Lissitchka Vladimirovna, impératrice des balalaïkas :
— Outre la longue histoire qui lie nos peuples, un lien plus fort unira désormais nos destins, car votre souveraine et moi venons de signer un pacte.
Comme la foule se montrait peu enthousiaste, quelques sbires jugèrent opportun de laisser entrevoir leur catapulte de poche, suscitant les acclamations à l’endroit de l’impératrice, qui s’affala sur un fauteuil, entraînant avec elle une Rânhia ivre d’émotion et de boisson fermentée effervescente. Épaule contre épaule, elles échangèrent leurs serments.
— Moi, Rânhia la Velue, reine du royaume de Rânhia la Velue, prête —et même donne— hic… éternelle allé… allé… hic… allégeance à son Altesse Sérénissime Lissitchka Valdi… Vladomir… Vlamirdo… ravna, impératrice de toutes les balala… hic… ïkas.
— Moi, Lissitchka Vladimirovna, impératrice de toutes les balalaïkas, jure infé… infédic… indétic… fec… tible… fidélité à sa Majesté Rânhia… nhia... Rânhia la Poilue… euh… la Velue, et m’engage à pourfendre quiconque la menacera, elle et son peuple. Blurp !
La foule, incrédule, attendait la suite. Vladimirovna se dressa et dit en titubant :
— Tout d’abord, je vais vous débarrasser du fléau qui vous prive d’air : l’hégé… l’hémé… jaunie… l’hégémonie sarde !
La diligence des sbires, exhibant leur catapulte de plus en plus ostensiblement, sut provoquer les vivats tandis que les souveraines scellaient leur pacte en un baiser à pleine bouche que l’Histoire retiendrait longtemps après la fin de leur règne. Ce soir-là, selon les historiens, un vent d’espoir souffla sur le royaume. Selon les témoins, ce ne fut qu’une brise d’indifférence, même si d’aucuns s’enflammèrent à l’annonce qu’ils venaient d’entendre. À peine les lampions de la fête étaient-ils éteints que ces optimistes, pressés de prendre une bouffée d’avance sur la promesse de l’opulence retrouvée, firent tourner leurs respirateurs à plein régime, ce qui se traduisit par un baby boum au printemps suivant. Les enfants nés de cette fête furent appelés enfants « de l’air de la reine de la nuit ».
 
Lissitchka Vladimirovna tint parole, confisquant à la Sarde le monopole de l’air rânhianais, mais ceux qui pensaient retrouver le plein air furent déçus. L’air avait certes changé de mains ; pour autant le débit des robinets n’augmenta pas chez les sujets de la Velue. Trahis, les asphyxiés de tous bords se lancèrent sus au palais, jetant leurs respirateurs aux orties, et cette fois la Garde Royale ne parvint pas à juguler les émeutes.
     
Au nom du pacte qui les liait, Rânhia sollicita Lissitchka, trop heureuse de faire une démonstration de force. En deux jours, les cieux rânhianais s’assombrirent de nuées de cerfs-volants à l’effigie de la balalaïka déversant sur les rebelles une pluie de « petite eau » (*) qui apaisa illico la population. Rânhia, ressentant à ce moment l’impérieux besoin d’une retraite méditative dans son ryad de fonction, confia à Lissitchka Vladimirovna le soin d’assurer l’intérim. L’impératrice des balalaïkas s’acquitta de sa mission avec zèle. La SAFO, ex 3R, devenue AIRPROM, opéra quelques adaptations au réseau d’adduction. Ses abonnés furent stupéfaits quand, au lieu de l’air attendu, ils reçurent dans leurs nouveaux équipements d’abondants flots d’une substance exotique tout droit venue des vastes steppes : le silence.
---
(*) La petite eau (vodka dans le langage des balalaïkas) est un psychotrope qui, outre ses vertus sédatives, peut occasionner des lésions irréversibles au niveau du système nerveux, surtout lorsqu’il est relevé d’un trait de polonium.






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