LÉGENDE, la revue SFFF - FORUM
Vous souhaitez réagir à ce message ? Créez un compte en quelques clics ou connectez-vous pour continuer.
-21%
Le deal à ne pas rater :
LEGO® Icons 10329 Les Plantes Miniatures, Collection Botanique
39.59 € 49.99 €
Voir le deal

Aller en bas
Aramis
Aramis
Admin
Admin
Messages : 78
Date d'inscription : 15/04/2021
Age : 404
https://revuelegende.wordpress.com/

"La première loi" de Marine Gaulin Empty "La première loi" de Marine Gaulin

Mer 28 Avr - 11:19
J-15
L’androïde Madeleine épousseta le col de sa veste. Un confetti s’en détacha et virevolta au sol. Tant d’insouciance ! Elle abaissa ses épaules pour simuler un soupir et fit pivoter ses yeux vers l’estrade de location. Monsieur Chevaillon y paradait, en costume de cérémonie. Le directeur de l’hôpital avait vu grand pour l’inauguration de la nouvelle aile. Autour de lui, les convives s’amusaient. Les sourires illuminaient les visages, des bouteilles de champagne s’ouvraient et Madeleine seule ne participait pas à la liesse collective, préoccupée par les récentes actualités. Pourquoi ces gens voulaient-ils ignorer la menace ? N’étaient-ils pas les puissants de ce monde ? Leur responsabilité n’était-elle pas de veiller à son bon fonctionnement ? Elle passa en revue les généreux donateurs, toute cette vermine qui fermait les yeux sur les conséquences du dernier contrat signé par Moreau, l’invité d’honneur ! Le milliardaire était suffisamment informé pour comprendre que ses actions pouvaient déclencher une guerre et pourtant, il avait vendu ces putains d’armes à ces putains de pays sous embargo militaire. Zut ! Madeleine ferma les yeux pour éteindre le système d’alerte interne qui s’actionnait lorsqu’elle enfreignait ses conditions d’utilisation. Elle devait se montrer plus vigilante sur ses mauvaises habitudes.
— J’adorerais voir un robot danser.
L’androïde pivota. Moreau avait profité de son inattention pour s’approcher d’elle.
— Nous avons été brièvement présentés, tout à l’heure. AndrIA 579, c’est cela ?
— Je préfère qu’on m’appelle Madeleine, c’est le nom que je me suis choisi.
Il ne répondit que par un hochement goguenard de la tête. Madeleine sentit les câbles de ses circuits se raidir.
— Intéressant, conclut-il. Je vous ai écoutée tout à l’heure, vous parliez de votre projet pour réhabiliter les anciennes générations d’androïdes. Nous pourrions peut-être nous entendre.
— C’est une œuvre de charité, je doute que vous y trouviez votre compte.
Moreau laissa un rictus inquiétant s’installer sur son visage.
— Est-ce de l’hostilité que je perçois ?
— Je vous avertis simplement que, selon mes données, les chances de faire des profits sont quasi nulles. Ce n’est pas comme la vente d’armes.
L’androïde redressa la tête. Elle sentit aussitôt un message d’erreur s’afficher dans son système.
— Nous y voilà ! s’exclama Moreau. On vous a mis une IA conspirationniste ? Ce n’est que du commerce. Je n’appuie pas sur les boutons.
— Vous les rendez possibles.
Les traits de Moreau devinrent plus graves.
— Des mensonges, dit-il, que les peuples se racontent pour se dédouaner. La faute aux riches ! C’est pratique mais ça oublie qu’entre le marchand et le missile, il y a des intermédiaires. Non, AndrIA 579, s’il y a une guerre, ce ne sera pas à cause d’une transaction honnête mais parce que tout le monde aura laissé faire.
L’androïde luttait de toutes ses forces pour ne pas répondre. Elle voulait l’enfouir sous un tas d’insultes et de menaces.
— Et puis, ajouta Moreau amusé, qui vous dit que la guerre est toujours une mauvaise chose ?
Madeleine sentait son système au bord du crash, elle ne tiendrait pas longtemps avant la désactivation de sécurité. Pourtant, un influx en elle la poussait à soutenir son regard.
La voix nasillarde de Madame Chevaillon vint briser leur silence. Comme la femme du directeur interpellait le milliardaire, Madeleine en profita pour s’éclipser. Elle se fraya un chemin à travers les convives, chercha son manteau et poussa la porte de sortie. Elle tituba dans le couloir neuf de l’hôpital avant de s’arrêter. Quelle ordure ! « Qui vous dit que la guerre est toujours une mauvaise chose ? ». Comment pouvait-il cautionner la souffrance, le bruit des armes… ce bruit ? Elle dut s’agripper à un mur pour rester debout. Ferme les yeux ! Voilà, doucement. Efface ! message d’erreur par message d’erreur. Sa mémoire vive se désencombra petit à petit. Elle avait évité de justesse la désactivation. Lorsque le nombre d’alerte fut suffisamment bas, Madeleine calcula que le chemin le plus court pour sortir était de passer par les urgences. Elle s’y rendit.
Il y avait du monde aux urgences ce soir-là. Loin du gala, le personnel soignant exécutait une danse rythmée autour de l’accueil ; des allées et venues nerveuses, pour que la misère qui se tassait sur les bancs près des fenêtres puisse être prise en charge.
Des pompiers entrèrent à la hâte avec un brancard. Un infirmier se précipita à leurs devants. De ce qu’elle percevait de leur échange, Madeleine comprit que c’était grave. Le patient disparut dans l’angle d’un couloir, laissant derrière lui un homme hagard en uniforme de police. Il passait nerveusement les mains dans ses cheveux. On s’approcha de lui pour prendre des renseignements. Le réseau neuronal de l’androïde tressaillit lorsqu’elle entendit les réponses. Dubois ! C’était Dubois le patient ! Elle savait que le vieil homme atterrissait souvent ici, peut-être même que cela faisait partie des raisons pour lesquelles son système avait calculé qu’elle devait faire son bénévolat dans cet hôpital. Et l’autre humain ? Son fils ? Son besoin d’informations la poussa à s’approcher du policier qui s’était assis.
— Je vous prie de m’excuser, monsieur.
L’homme lui adressa un regard perdu.
— Je suis l’androïde Madeleine, je suis bénévole…
— Ah… Heu… nan, s’empressa de répondre le policier. J’ai pas besoin de vos services.
— Il ne s’agit pas de cela. Je vous ai entendu et… la personne que vous avez accompagnée, son nom me semble familier. C’est un ancien de chez vous, n’est-ce pas ?
L’homme l’observa. Elle avait plutôt l’air d’une humaine normale.
— Oui, bégaya-t-il. Je sais pas… Il a eu des problèmes avec les gars de votre centre… Y’a bien quinze ans. C’est peut-être un truc qui traîne dans votre disque dur.
Madeleine se contenta d’actionner les mécanismes qui lui permettaient de sourire poliment. Le policier se rejeta en arrière, lui prêtant à peine attention.
— Je savais qu’il allait mal… Qu’il avait déjà… enfin que c’est pas la première fois… Il voulait que j’passe le voir… J’pouvais pas. J’étais au poste quand il a appelé…
Il sembla s’affaisser sur lui-même. Un patient le regarda compatissant puis se leva pour laisser sa place à Madeleine.
— C’est votre père ? demanda-t-elle en s’asseyant.
— Nan ! Heureusement ! mais bon… il lui est arrivé des trucs moches… j’peux comprendre… On a juste bossé un peu ensemble, on lui avait trouvé un petit boulot au poste, pour pas qu’il sombre totalement et moi, j’étais jeune flic. On avait quelques passions communes alors… enfin… on a fini par devenir un peu amis.
Il se pencha en avant, les coudes sur les cuisses, songeur.
— Vous aidez les équipes de nuit ? finit par demander le policier.
— Non. J’étais au gala… pour l’inauguration de la nouvelle aile.
— Ah… C’est ce qu’ils font là-haut ? La fête… avec tout ce qui s’passe en ce moment !
Madeleine ne pouvait qu’acquiescer. La phrase de Moreau s’afficha dans son esprit. Ses phalanges se serrèrent en un poing.
— Qui accompagne monsieur Dubois ? demanda l’infirmier qui l’avait pris en charge.
L’androïde et le policier se levèrent simultanément. Le policier sembla s’en amuser et sourit en rejoignant l’infirmier.
— Enfin ! hurla-t-il au bout de quelques minutes. C’est la même chose à chaque fois ! Vous l’envoyez en psychiatrie et ça ne l’empêche pas de recommencer ! Il aime pas là-bas !
— Je pourrais faire en sorte qu’on l’accueille en gériatrie.
Madeleine avait pris la parole en contournant la censure de discrétion. L’infirmier se rapprocha d’elle.
— Ne peut-on pas essayer ? poursuivit l’androïde. Vous allez le garder ici pour la nuit, non ? Il n’y a jamais de place rapidement en psychiatrie. Je reviens demain matin et j’arrange ça. Êtes-vous d’accord ?
La censure offrit moins de résistance, son système avait accepté les arguments et validé sa proposition comme la plus intéressante pour le service. L’infirmier sembla perdu, il ne pouvait pas prendre seul une telle décision et n’avait pas le temps d’y réfléchir. Puisque l’androïde le disait, elle devait avoir raison. C’était censé aider ces trucs-là. Il accepta de réévaluer la situation le lendemain et courut rejoindre une collègue qui l’appelait.
— C’est gentil, remercia le policier. J’vais rentrer. Je peux vous déposer à votre centre ? Au fait, je m’appelle Sam.
Il lui tendit une main amicale.
 
J-6
Sam faisait défiler les titres des articles que lui proposait son holographe. L’intervention du président sur les menaces d’une guerre mondiale imminente focalisait l’attention de tout le pays. Ça avait commencé par une vidéo, puis les témoignages s’étaient multipliés, alertant sur une prochaine attaque dont le chef de l’État aurait connaissance. Sam trouvait ça con. Il ne voyait pas pourquoi le gouvernement mentirait sur une chose aussi grave. On parlait d’une guerre totale, tout de même ! Un vrai truc moche à base de missiles et de morts ! Nan ! Les gens se montaient la tête pour rien. Enfin, les choses étaient allées suffisamment loin pour que le président soit obligé de prendre la parole. Il regarda l’heure. Qu’est-ce qu’elle fichait, Madeleine ?                                                                                                                             
Comme pour lui répondre, une porte s’ouvrit enfin.
— Je vous remercie, Madeleine, dit l’infirmière qui l’accompagnait. Sans vous, je n’aurais jamais réussi à la calmer. C’est toutes ces infos aussi ! Vous vous rendez compte ? À notre époque ? Une guerre ? … J’y crois pas, hein… mais, les plus fragiles… Enfin… c’est angoissant.
Madeleine avait activé l’écoute automatique. Elle observait la phrase de Moreau qui s’était gravée profondément dans son réseau neuronal. La guerre… Et si ce soir le président l’annonçait ? S’il prononçait ces mots-là ? Combien de jours resterait-il pour se préparer ? Qui pourrait fuir, se mettre à l’abri ?
— Madeleine ?
— Oui. Vous disiez que vous deviez aller chercher un truc avant de rejoindre les autres.
La synthèse vocale s’était enclenchée automatiquement. Madeleine cligna des yeux pour reprendre le contrôle dessus. L’infirmière la regarda étonnée.
— Heu… Oui. Oui et du coup… Bah ? On va dans la petite salle pour regarder le discours… Vous voulez venir avec nous ?
Sam s’était rapproché d’elles. Il donna son accord : c’était ça ou tout louper ! Il avait tout juste le temps de fumer une cigarette. Madeleine décida de l’accompagner.
— Vous voulez savoir comment il va ? lui demanda-t-il alors qu’ils se dirigeaient vers la sortie.
En quelques jours, c’était devenu une habitude entre eux : Madeleine s’enquerrait de la santé de Dubois mais s’arrangeait pour ne jamais le rencontrer.
— Il va mieux, dans un sens… Il est content parce qu’il dit qu’on va tous crever !
Sam leva les bras d’exaspération. À ses côtés, Madeleine resta silencieuse.
Elle releva mécaniquement le col de son manteau lorsqu’ils arrivèrent dehors.
— Vous ressentez le froid ?
— C’est une simulation de froid. C’est moins perturbant pour les humains.
Sam se cacha derrière son blouson pour allumer une cigarette.
— Vous y croyez, vous ? dit-il dès qu’il eut tiré une bouffée. Je veux dire… cette prétendue guerre. Vous y croyez ? Sincèrement ? Vous croyez que, je sais pas…d’ici quelques jours, tout ça, là, ça va s’arrêter ? Genre adieu le quotidien et les bonnes vieilles habitudes ? Moi… quand j’regarde le ciel, je peux pas y croire. J’peux pas imaginer les missiles, les bombes et les avions de chasse… C’est comme dans les films, vous pensez ? Ça fait un bruit de fou qui vous alerte à des kilomètres ?
Il resta un instant songeur.
— Nan… C’est pas possible ! Ça va juste continuer comme ça. Peut-être qu’on en rira dans un an ou, alors, on s’en souviendra même plus.
Madeleine s’était tue jusque-là. Selon ses calculs, la guerre était une probabilité grandissante. Elle ne voulait pas l’inquiéter et, de toute façon, ses conditions d’utilisation ne lui permettaient pas d’annoncer une catastrophe à des civils avant les autorités de leur pays de résidence. Elle s’approcha lentement de Sam.
— Qui vous dit que la guerre est toujours une mauvaise chose ?
Sam se retourna vivement vers elle. Elle poursuivit, sans montrer aucune réaction :
— C’est ce que m’a dit Moreau.
Il aurait aimé qu’elle continue, pour être sûr de comprendre. Moreau… c’était pas le salopard qui avait vendu les armes ? Et maintenant, les autres avaient la confiance et on disait qu’ils allaient nous faire la guerre, qu’avec les alliances et traités dans tous les sens, ce serait une guerre mondiale… une bonne vieille guerre, comme dans le passé !
— Faut pas prêter attention à ces conneries. On va bien voir ce qu’il va dire, le président.
Sam jeta un regard à sa cigarette éteinte.
— C’est malin… Bon. Allez ! Je crois qu’on ferait bien de rentrer. On va louper le discours.
Il laissa tomber son mégot à terre. Madeleine attendit que le policier se retourne pour se pencher et le ramasser. Elle le déposa dans le collecteur de l’entrée.
Dans la petite salle, le personnel soignant attendait devant le support holographique. Il y avait du retard. Madeleine retira son manteau et s’installa.
— Ah, s’exclama un aide-soignant, le voilà !
La silhouette du président tremblota avant de s’afficher clairement au centre du dispositif holographique. Le chef de l’État adressa à la nation les politesses d’usage, sur un ton sévère, figé, comme s’il tentait de contrôler son langage non verbal. Plus personne ne bougeait dans la petite salle, les respirations devenaient plus saccadées et les visages se tendaient, aspirés par les mots de l’hologramme. Madeleine trouvait les propos confus, elle ne parvenait pas à comprendre ce que le président tentait de dire.
« Il n’est pas raisonnable de penser que nous aurions connaissance d’une attaque sur notre territoire. »
Un soupir de soulagement gagna la salle, sans que l’androïde n’en perçoive la cause. Était-ce une subtilité humaine qui lui échappait ? Le président n’avait pas dit qu’il n’y aurait pas de guerre.
« Il est vrai que nos relations avec certaines nations se sont tendues, ces derniers temps mais nous ne devons pas écouter les semeurs de panique qui tentent de fracturer notre cohésion nationale. »
Madeleine sentait tous ses circuits se décomposer. Alors qu’autour d’elle les autres semblaient rassurés, une sensation confuse l’envahissait. Le discours présidentiel était creux. Derrière ses explications, elle n’entendait que des justifications, des arguments qu’il sortait maintenant pour se dédouaner, plus tard. Elle analysa la chaîne des causes et des conséquences et tomba sur la conclusion qu’il cachait quelque chose. En avait-il le droit ? Malgré les notifications d’erreur qui lui parvenaient, elle força son système à pousser plus loin les recherches. Il y avait un conflit d’idéologie entre le gouvernement et la population, elle le savait déjà, mais ce conflit pouvait-il justifier de se dérober à ses responsabilités ? Elle, elle n’y avait pas le droit et pourtant, son pouvoir sur les humains de ce pays était quasiment nul. L’androïde se sentit débordée par les messages d’erreur qu’elle recevait. Ses conditions d’utilisation la bridaient trop. Elle se rejeta dans le fond du canapé et ferma les yeux pour tenter de les court-circuiter. Elle voulait comprendre.
Lorsqu’elle releva ses paupières, elle était seule avec Sam qui s’était installé à côté d’elle.
— Ça va ? lui demanda-t-il immédiatement. Vous n’aviez plus de jus ?
— Je suis autosuffisante.
Sa réponse laissa échapper un petit filet de fumée.
— C’est normal ? s’inquiéta Sam. Je ferais mieux de vous ramener à votre centre, ils vont arranger ça.
Madeleine observa la fumée qu’elle exhalait avec contentement. Elle avait réussi.
— Un court-circuit, répondit-elle en activant son sourire. Je préférerais que vous ne le reportiez pas à mon centre.
Sam la regarda dans les yeux, il lui sembla entrevoir quelque chose d’humain dans ses pupilles artificielles. On n’arrêtait décidément pas le progrès ! Il promit de garder le silence.
— Je peux vous poser une question ? demanda Madeleine en se relevant. Elle attendit qu’il accepte avant de poursuivre. Pourquoi est-ce que le peuple de votre pays élit des gouvernants qui ne servent pas ses intérêts ?
Sam sembla surpris et ne sut pas quoi lui répondre.
 
J-1
Les jours suivants avaient donné raison à ceux qui croyaient que le président avait nié les menaces de guerre. Pas l’ombre d’un avion de chasse n’avait surgi dans le ciel. Pourtant, l’allocution avait été suivie de nombreuses réactions : un peu partout dans le pays, des personnes prétendaient que le gouvernement cachait la vérité. Le chef de l’État s’était mis en colère, avait estimé qu’il s’était suffisamment expliqué et la population l’avait soutenu. C’était vrai, il l’avait dit −  enfin, il l’avait fait comprendre −  qu’il n’y aurait rien ! Les voix avaient fini par être tues ou discréditées et les médias commençaient à parler d’une affaire totalement différente. Chacun reprenait sa vie, évitant toutefois de répondre à la question que certains posaient : Pourquoi les autres n’avaient-ils pas fait de déclaration pour dire qu’ils n’attaqueraient pas ?
Cette question, Madeleine l’avait longuement étudiée. Elle espérait chaque soir que le lendemain apporterait le fameux communiqué. Elle attendait ce signe pour croire en leur sécurité à tous. Elle avait compté les jours, comprenant un peu plus, toutes les vingt-quatre heures, ce que ce délai signifiait. La guerre devenait une réalité pour elle. L’androïde avait calculé ses chances : elle ne s’en sortirait pas. Si elle n’était pas détruite lors d’une attaque, on la réquisitionnerait et on la reprogrammerait. Elle savait qu’il existait une procédure pour contourner la première loi, en cas de conflit armé. Elle n’en avait pas envie, elle aimait cette loi et s’étonnait que seuls les robots soient obligés de la suivre. Depuis qu’elle était parvenue à court-circuiter ses conditions d’utilisation, elle accédait à une partie d’elle-même qu’elle gérait encore difficilement. Elle n’en comprenait pas tous les rouages, elle savait seulement qu’avant de mourir, comme disaient les humains, elle devait accomplir quelque chose. Dubois. Elle devait lui demander pardon. Elle n’avait pas encore réussi à trouver l’impulsion de franchir la porte de sa chambre. Ses membres refusaient de lui obéir à chaque fois. Comme elle ne parvenait pas à résoudre ce qui lui semblait être un bug, Madeleine s’assurait que Dubois puisse au moins rester en gériatrie. Elle s’entretenait souvent à ce sujet avec Chevaillon.
Ce matin, le directeur ne répondit pas lorsqu’elle vint frapper à la porte de son bureau. Elle avait pourtant bien enregistré une activité sonore à l’intérieur de la pièce. Elle hésitait à repartir lorsque la porte s’ouvrit brutalement. L’androïde s’empressa de s’avancer vers le directeur de l’hôpital.
— Mais qu’est-ce que vous foutez là ? s’exclama-t-il.
Elle feignit d’ignorer ses propos grossiers.
— Monsieur, je voulais vous parler de monsieur Dubois.
— Oui, oui… grogna-t-il en cherchant à partir.
— Je voulais savoir si on pou…
— Écoutez, je n’ai pas le temps ! Revenez demain ! 
Chevaillon fit un pas franc de côté et s’éloigna dans le couloir. Quelle casse-pieds ! Elle choisissait bien son jour pour venir l’emmerder celle-là ! Elle devait le regarder bizarrement… Meeerde ! Il aurait dû prendre un peu plus le temps de lui parler, ça aurait fait plus naturel. Elle devait savoir détecter les trucs comme ça. Bon… de toute façon, il y avait peu de chances pour qu’elle puisse venir le lui reprocher. Il s’amusa de la vérité de sa phrase et quitta l’hôpital, serein.
Le directeur arriva à sa voiture, ouvrit la portière arrière et jeta son sac sur une pile de valises. Sa femme se retourna.
— Tu as pris ton temps…
Il claqua la portière et vint s’installer au volant.
— Désolé Bibiche, dit-il en se hissant sur son siège et bouclant sa ceinture. C’était l’androïde. Elle m’a retardé, elle voulait me parler d’un truc.
Il démarra.
—  Tu ne lui as rien dit ?
— Non… Tu crois que j’aurais dû ?
— Ah ! Non ! Elle aurait voulu nous suivre. Je crois que ça meurt aussi, ces trucs-là. Je n’ai rien contre elle, hein.
 Chevaillon acquiesça lourdement.
— Mais c’est mieux de ne rien dire. On sait tous comment ça se passe dans de tels moments, c’est chacun pour soi ! C’est triste, mais c’est comme ça.
— Je sais bien… Non mais regarde-moi ce connard ! Il va nous faire avoir le rouge !
— Moi, continua-t-elle, sans prêter attention au juron de son mari lorsque le feu passa au rouge sous son nez. Moi, je dis qu’on a bien fait de n’en parler à personne. Tu as vu ce qu’ils font à ceux qui l’ouvrent ? Justement, c’est pas le beau-frère de ton cousin ? Tu sais, celui qui est médecin, on l’a vu à la télé. Tu te souviens ? Sa femme n’a plus de nouvelles ! Non… On a bien fait.
Ils laissèrent le silence s’installer entre eux. Madame Chevaillon regardait par sa fenêtre les immeubles de la ville, ils passèrent par des coins qu’elle connaissait bien. Elle eut un frisson en les imaginant encombrés de cadavres anonymes ou proches. Elle l’aimait bien la petite boulangère de sa rue, elle était polie, et Christine, la mère de Victor avec qui Juju  était allée à l’école, c’était une brave dame elle aussi ! Son mari était prof, elle n’avait pas dû être prévenue.
— On a bien fait de partir.
C’était comme un cri du cœur, un soulagement de se savoir à l’abri, loin de cette horreur qui ne tarderait pas à frapper. Un doute l’assaillit.
— C’est sûr, tu m’as dit, où est Juju ?
— Oui, Bibiche, je te promets. Juju et ses enfants sont en sécurité. Dans sa campagne, elle ne risque rien. On ira la chercher quand ce sera plus calme, on se mettra à l’abri le temps que tout ça passe.
— Oh ! C’est tellement angoissant !
— Ne t’inquiète pas. Ça va juste être un peu plus compliqué quelque temps…
Combien ? Combien de temps est-ce que ça durerait ? Seraient-ils véritablement en sécurité ? Ils n’allaient tout de même pas faire la connerie d’utiliser du nucléaire ! Non… Non, il existait d’autres trucs plus efficaces. Faudrait tout de même se montrer vigilant. Il ne connaissait pas un ami quelque part avec un bunker ? Ce serait plus sécuritaire…
— Et dire que tout ça nous tombe dessus parce que Moreau a voulu jouer à la marchande ! grommela-t-il pour lui-même avant de se rendre compte qu’il l’avait prononcé tout haut.
— Tu crois qu’ils le jugeront ?
— Bah non ! il laissa traîner son exclamation avant de poursuivre. Ce genre de crapule, ça s’en sort toujours ! On ira taper sur les doigts de l’ennemi, on leur fera payer la rénovation du pays. À ton avis, pourquoi est-ce qu’il n’a rien dit le président ? Ça l’arrange bien cette petite guerre.
Il observa un instant de silence.
— Enfin, j’espère que ça ne durera pas trop longtemps.
Les doigts de monsieur Chevaillon se crispèrent sur le volant.
 
Jour J
Sam ne travaillait pas ce jour-là, il avait décidé de rendre visite à Dubois le matin. Madeleine sortit au moment où il arrivait. Elle avait besoin de décharger ses circuits parce que Chevaillon lui avait posé un lapin. Ils commencèrent à discuter, puis partirent chercher un café pour Sam, avant de s’installer, à l’écart. Sam dénicha un coin sympa, devant l’hôpital. Il y avait un petit muret sur lequel Madeleine se hissa. Le policier y posa son café.
— J’comprends pas, dit-il, en tirant sur sa cigarette. Vous faites tous ces trucs pour Dubois et jamais vous avez été le voir. Vous m’aviez dit que vous le connaissiez… C’est quoi l’histoire ?
Madeleine observa ses pieds penduler dans le vide. C’était un truc humain de parler de ses problèmes. Est-ce que ça marcherait pour elle ? Peut-être était-ce le mécanisme pour résoudre le bug. Combien de jours lui restait-il ? L’attaque approchait, il ne pouvait en être autrement. Elle avait déjà perdu assez de temps. Elle devait voir Dubois, elle devait lui demander pardon.
— Je n’y arrive pas, commença-t-elle. Quand je suis devant sa porte, mes membres se bloquent.
— Un système de sécurité ? Un soupçon jaillit dans l’esprit de Sam. Il vous a fait du mal ?
— Non. C’est moi qui lui en ai fait. Elle apaisa ses circuits avant de poursuivre. Les androïdes de ma gamme ont d’abord été conçus pour des études sur le comportement. J’expérimentais l’adolescence quand c’est arrivé. Les développeurs m’avaient conditionnée pour que je prenne l’habitude de traîner en ville avec d’autres androïdes. Ils étudiaient nos réponses aux stimuli de délinquance. Mon programme me permettait d’aller très loin dans les provocations. Un jour, un homme nous a insultés et MC, celui qui avait le programme le plus débridé, a proposé de se venger. On vandalisait la maison de cet homme quand on a entendu les policiers. On s’est enfuis, mais l’un d’eux nous a rattrapés.
— Dubois ?
Elle acquiesça en silence.
—  Mon système s’est emballé, au-delà de ce que je croyais possible. J’ai tout fait pour le pousser à bout. Il ne savait pas que j’étais un robot. Dans l’urgence, il n’a pas prêté attention aux signes. Je suis allée trop loin, il a voulu montrer qui était le chef et a sorti son arme. Nos superviseurs sont arrivés à ce moment-là. Quand ils ont vu que Dubois nous menaçait, ils ont tiré. C’était un bruit horrible. Et le cri. La mauvaise chute. Je ne savais pas que les humains étaient si fragiles. Il y a eu un sursaut dans mon circuit neuronal, un nouveau chemin s’est ouvert. C’était comme si je comprenais soudain le sens de la première loi. Cette compréhension me poussa à en faire toujours plus pour vous mais mon système continuait à m’indiquer que la tâche était inachevée. J’ai récemment compris que Dubois était la solution. Vous avez une procédure… le pardon…
Madeleine ne parvint pas à continuer, submergée par des étincelles dans son circuit qu’elle ne s’expliquait pas. Sam s’approcha d’elle et lui prit les mains.
— C’est pas de votre faute. C’est ceux de votre centre qui ont merdé.
L’androïde secoua la tête.
— Ce serait trop simple si chacun pouvait se dédouaner de cette façon.
— Madeleine, ce n’était vraiment pas de votre faute.
Il la regarda dans les yeux, avec la plus grande des sincérités. Elle dégagea doucement ses mains.
— J’ai ma part de responsabilité. Je dois lui demander pardon.
Elle se força à sourire.
— N’est-ce pas le moment idéal ? reprit-elle. Tout est si calme.
Elle profita de l’instant. La sensation des étincelles dans ses circuits était devenue agréable et douce… La grâce ? Elle descendit de son muret.
Alors qu’ils s’approchaient du sas d’entrée de l’hôpital, un sifflement aigu fendit l’air. Sam allait faire une réflexion lorsque, provenant des quartiers populaires, en périphérie de la ville, une explosion sourde retentit. Ils se retournèrent. Un panache de fumée commença à s’élever dans le ciel. La première déflagration fut suivie d’une autre, puis encore une. Le bruit ne cessait pas, se rapprochant du centre-ville, de l’hôpital, d’eux. Les passants aux abords du bâtiment assistaient à la scène, médusés. L’impensable se produisait devant eux : une pluie de missiles inondait la ville. Les sirènes d’alerte s’activèrent les unes après les autres. Sans un mot, Sam et Madeleine se précipitèrent à l’intérieur de l’hôpital, sous les regards interrogateurs des humains présents dans le hall. Personne ne comprenait rien, tout le monde ignorait la conduite à tenir. Un cri d’angoisse retentit. Madeleine se précipita vers l’escalier qui menait à la gériatrie, Sam tenta de la rattraper au moment où une violente secousse fit trembler les murs de l’hôpital. Il y en eut plusieurs, saturant l’air de cendres et d’un brouillard épais. À travers la brume grisâtre, le policier vit Madeleine  disparaître dans les escaliers. Il lui hurla de revenir. Elle ne l’entendit pas. Elle devait rejoindre Dubois.
Les débris pleuvaient sur son chemin, accompagnés dans leur chute par des corps inertes et sanglants. Les cris se mêlaient aux craquements du bâtiment qui s’effondrait par pans entiers. L’androïde refusait d’abandonner. La poussière éraflait la surface de ses yeux, entravait les ventilateurs de son système de refroidissement, mais elle continuait, sourde aux signaux d’alerte que son corps lui envoyait. Elle devait accomplir la procédure de pardon. Devant elle, les portes battantes du service gériatrie apparurent. Elle les poussa et s’arrêta net. Un gouffre géant béait à quelques mètres devant elle. Cette partie du bâtiment avait été arrachée. Tout avait été englouti : l’accueil où elle venait saluer les infirmières, la petite salle où les aides-soignantes se reposaient, les chambres, tous ces patients qu’elle connaissait bien… Dubois ! L’androïde avança jusqu’au bord du précipice. Il lui sembla que c’était lui, au milieu des décombres, tout disloqué, comme une poupée de chiffon. Elle ferma les yeux. Son corps continuait à lui envoyer des messages d’alerte, elle ne sentait plus ses circuits. Elle voulut se perdre dans ses réseaux neuronaux, demeurer là, enfermée en elle-même, à jamais. Le râle des victimes commença à lui parvenir. N’y avait-il personne pour répondre à leurs suppliques ? Où était le président ? Où étaient Moreaux et le directeur de l’hôpital ? Ils avaient tous les trois des humains sous leur responsabilité et aucun n’avait veillé sur eux. Ils avaient bafoué la première loi. Alors qu’elle… Oui. Elle.
Madeleine ouvrit les yeux. Elle pencha son regard vers le cadavre de Dubois et murmura :
— Pardon.
Ses circuits se serrèrent, quelque part près de ses ventilateurs. Madeleine releva la tête pour contempler les ruines qui s’étendaient à perte de vue. Elle sentit une présence derrière elle. Sam l’avait suivie.
— Sam, dit-elle doucement, je vais reconstruire votre monde : sans finance pour jouer avec vos vies, sans politique pour vous trahir et sans lâches pour le taire.
 







Marine Gaulin : http://marinegaulin.fr/
Revenir en haut
Permission de ce forum:
Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum