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Aramis
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"La fin" d'Antonin Guirette Empty "La fin" d'Antonin Guirette

Jeu 29 Avr - 8:17
Aujourd’hui, ma Liste des choses à faire est beaucoup plus courte qu’à mon habitude. Je n’ai établi que cinq étapes, moi qui ai tendance à en écrire une bonne dizaine sur mon petit bloc-notes. En effet, je suis du genre à y marquer les moindres détails de mon quotidien, non pas parce que j’aurais peur d’en oublier, mais parce que j’aime cocher des cases. C’est ce qui me donne le sentiment que la journée avance, un petit accomplissement après l’autre. Mais de fait, la Liste se rallonge considérablement. Lors d’une journée productive, quand je me rendais encore au travail, elle pouvait atteindre les vingt cases à cocher. Mes proches trouvaient cette manie non pas étrange mais plutôt éprouvante. Ils se demandaient s’il n’était pas démoralisant pour moi de me lever et de me rendre compte que j’avais autant d’actions à accomplir avant de retourner dormir. Quand ils me posaient la question, je haussais les épaules – cela ne m’effrayait pas plus que ça. Coraline m’avait fait la remarque au tout début de notre relation, mais au bout de vingt ans de vie commune, j’imagine qu’il est normal de s’habituer aux petites étrangetés de l’autre. L’amour pardonne tout, d’autant que dans mon cas, il n’y avait pas mort d’homme. Enfin, si ce n’est que je prenais mon bloc-notes tous les quarts d’heure pour y cocher une case avec le premier stylo-bille qui me tombait sous la main.
Au cours des dernières semaines, cependant, ma Liste n’a fait que diminuer. Il n’est pas illusoire de penser que les grands événements qui ont secoué la planète en ont été la cause. De toute façon, le nombre grandissant de grognements que j’entends en provenance des appartements voisins ne laisse plus de place au déni. J’ai été très fort pour faire comme s’il ne se passait rien pendant un certain temps, mais on le sait, la réalité finit toujours par nous rattraper, quoi qu’on tente.
Il y a peu, Coraline m’a demandé ce que je ferais en cas d’apocalypse. Serais-je capable de survivre, serais-je sans pitié, l’abandonnerais-je ? Après tout, dans des circonstances où la survie était notre lot quotidien, elle serait un boulet pour moi. Je lui avais répondu que je n’en avais rien à faire et que de toute façon, si la fin du monde arrivait, je n’avais aucune volonté d’y survivre. Au contraire, même, je préférais mourir plutôt que de devoir me démener dans un univers qui n’aurait plus aucun sens ni règle. J’ai la conviction que l’on vient avant tout sur Terre pour passer un bon moment et que si les conditions ne sont pas réunies, cela ne vaut pas la peine de vivre. Sans doute un raisonnement polarisé par ma condition sociale correcte, mais je n’ai jamais eu de raison d’en changer.
Son avis sur la question était diamétralement opposé au mien, et cela ne m’a qu’à moitié surpris. Elle m’a dit qu’elle, au contraire, aimait trop la vie pour y renoncer au gré des circonstances, et qu’elle se débrouillerait pour continuer à « croquer la pomme », comme elle disait. J’aurais compris qu’elle me réponde cela à l’époque où elle pouvait encore marcher, mais là, beaucoup moins. Et c’était peut-être bien pour ça que je lui avais donné une telle réponse. C’était il y a trois semaines et nous étions encore dans une situation où notre vie de couple était normale. Nous habitions dans notre petit trois pièces, en plein milieu de Paris, avec ses tapis, sa moquette et ses meubles en bois chinés dans des brocantes. C’était une période où je ne réalisais pas à quel point les petits éléments du quotidien étaient aussi précieux. Les voisins du dessous qui parlaient très fort, les manifestations non loin dans le grand boulevard, les hurlements des gamins de l’école d’en face… tout cela signifiait que la vie continuait, fourmillait entre ces murs et à l’extérieur. Maintenant qu’il n’y a plus que des grognements et des gémissements, je tuerais pour entendre ne serait-ce que le bruit d’une perceuse.
J’aimerais pouvoir dire que tout a démarré par un événement précis, mais bien sûr, ce n’est pas le cas. Au contraire même, comme pour toutes les épidémies, cela s’est produit de façon diluée. Petit à petit, les médias ont commencé à donner des bribes d’informations, le gouvernement a tardé à confirmer quoi que ce soit et les rumeurs n’ont eu aucun mal à se propager. Jusque-là, la vie suivait son cours normal puisque rien n’indiquait que nous étions en danger. Nous n’allions pas nous arrêter de travailler pour de simples histoires, et tant que le gouvernement ne nous disait rien, il n’y avait rien à craindre.
Et puis les rumeurs se sont avérées du côté des Américains. Effectivement, ils avaient des problèmes, et les autorités fédérales ne parvenaient pas à les gérer. Certains États avaient restreint les déplacements pour stopper la propagation, d’autres faisaient la sourde oreille. Et puis est arrivé le moment fatidique où la situation était devenue tellement hors de contrôle que plus rien ne répondait. Les témoignages étaient de plus en plus nombreux de gens affirmant que leurs correspondants de New-York ou de Los Angeles ne donnaient pas signe de vie et qu’ils se trouvaient dans des zones où l’on disait que les cas étaient importants.
Mais à ce moment-là, il n’y avait encore rien chez nous, aussi nous continuions à vivre. Bien sûr, l’épidémie était sur toutes les lèvres et il s’agissait de notre premier sujet de discussion, au bureau. Je me tenais à l’écart de l’open-space, n’ayant pas envie de m’abreuver de mauvaises nouvelles comme certains aiment si bien le faire. Ma femme et moi partagions cette philosophie, aussi n’en parlions-nous pas à la maison. Rien d’étonnant : comme nous savions combien de temps il lui restait, nous avions convenu de ne plus discuter que des bonnes nouvelles. D’aucun qualifierait un tel comportement d’hypocrite, mais je vous mets au défi de réagir sainement quand vous apprenez que votre moitié mourra d’ici peu d’une tumeur au cerveau.
Mais maintenant que j’y pense, c’était pour cette raison qu’elle m’avait questionné au sujet de l’apocalypse. L’épidémie commençait tout juste à faire parler d’elle et j’imagine qu’elle en avait discuté avec l’une de ses amies. Je ne l’avais pas interprété de cette façon alors, mais je crois qu’elle voulait savoir : s’il n’était plus possible de rester ici, aurais-je le cran de l’abandonner derrière moi ? Ma réponse était non. Je n’aurais même pas le courage de partir.
D’ailleurs, je ne suis pas parti. J’aurais pu, pourtant, après qu’elle a dû se rendre à l’hôpital pour une énième opération. C’était il y a deux semaines et je croyais encore que je pourrais la revoir le lendemain, comme d’habitude. Sauf que le lendemain, les sorties étaient interdites, et le surlendemain, la télévision cessait d’émettre. L’électricité a fonctionné pendant encore quelques jours mais après ça, il n’y avait plus aucun moyen de communiquer avec l’extérieur autrement qu’en criant par les fenêtres – ce qui, bien sûr, est une très mauvaise idée si l’on ne veut pas les attirer.
J’ai tendance à penser que la vie parvient toujours à nous réserver une surprise, et pas forcément une bonne. Quand j’imagine pour seules possibilités un scénario A et un scénario B, il faut m’attendre à la probabilité très élevée d’un scénario C. Je crois que cela n’a jamais été aussi vrai que maintenant. Dans une telle situation, je me serais attendu à ce que Coraline soit avec moi, ou qu’elle soit morte. Le fait est qu’elle n’est, dans mon référentiel, ni l’un ni l’autre, puisque personne n’est venu m’apprendre son décès. De mon point de vue, elle est toujours dans son hôpital en train de se faire soigner et reviendra bientôt.
Cela fait déjà une demi-heure que je rumine dans mon lit double, auquel je ne me suis toujours pas habitué en solitaire. Je décide donc de ne rien ajouter à ma Liste sur mon bloc-notes, malgré mes quelques hésitations. Elle se compose de cinq étapes : me lever, manger, m’habiller, me brosser les dents, puis mourir.
Je m’extirpe donc du lit, pose les pieds sur la moquette, prends un stylo sur la table de chevet et coche une première case. Puis je me redresse, m’étire et sors de la chambre pour me rendre dans la salle de séjour. J’ouvre la porte du réfrigérateur, qui ne fonctionne plus, et y prends la dernière bouteille de lait afin de me verser un bol de céréales, mon plaisir coupable du matin. De toute façon, c’est le dernier matin, et d’ailleurs, je n’aurai plus de céréales une fois que j’aurai terminé. C’est l’une des raisons principales pour lesquelles j’ai choisi ce jour : mes réserves de nourriture arrivent à leur terme. Il faudrait que j’aille au supermarché pour en racheter. Problème : je ne pense pas qu’il y ait encore des supermarchés. Et même si c’était le cas, les grognements sont un bon moyen de me dissuader de m’y rendre.
Je me remémore la scène d’horreur à laquelle j’ai assisté depuis mon balcon, il y a quelques jours. Une horde de ces créatures décharnées s’est précipitée dans ma rue à la poursuite d’un jeune homme à vélo qui ne devait rien comprendre à ce qui lui arrivait. Il était plus rapide qu’eux et j’avais bon espoir qu’il parvienne à s’en sortir mais le sort a joué contre lui. En effet, alors qu’il progressait sur l’asphalte et observait ses poursuivants comme pour les narguer, il a buté contre la carrosserie d’une voiture et s’est écroulé par terre. Il a payé son erreur au prix fort : les morts-vivants l’ont rattrapé et ont entrepris de le déchiqueter pour en faire leur repas. C’était un spectacle abominable mais je n’ai pas pu en détourner mon regard, fasciné par cette bestialité. Depuis, il me hante.
J’ai beaucoup pesé le pour et le contre. Je pense que je souffrirai plus longtemps si je meurs de faim. En vérité, j’y pense depuis des jours et des jours. Si je n’ai aucun désir de survivre à la fin du monde, qu’est-ce que je fais encore là ? Facile de répondre : j’ai peur. Il est aisé de dire que l’on n’accorde pas tant d’importance à la vie, mais la réalité est que l’on est humain. Face à la mort, on se débat, on lutte jusqu’au bout pour échapper à un sort fatidique.
Et puis, il y a cet espoir, ce stupide espoir de revoir Coraline. Je n’ai toujours aucune preuve qu’elle est morte et j’aime à penser qu’elle est en sécurité dans cet hôpital quand bien même plus rien n’existe autour de moi. D’ailleurs, je me demande combien de temps cette situation de statu quo va durer. Pour l’heure, l’air de la ville est encore respirable, les avenues sont encore bétonnées, mais je sais ce qu’il va arriver petit à petit. Avec l’inondation progressive des tunnels souterrains, les rues vont devenir de véritables canaux à ciel ouvert. Puis, faute d’entretien, les centrales nucléaires exploseront et rendront la vie impossible sur une grande partie de la planète. J’ose espérer que quelques humains survivront, qu’ils perpétueront l’espèce, mais il apparaît en tout cas évident que notre avenir proche n’est pas dans les villes.
J’ai fini mes céréales. Je regarde bêtement le fond de lait qui reste dans le bol pendant quelques secondes, puis je me lève et vais le laver au-dessus de l’évier avec l’éponge et le peu de liquide vaisselle qu’il me reste. Pourquoi est-ce que je fais ça ? Aucune idée. Pour me détacher de la solitude, sans doute. On apprend ces rituels pour s’intégrer au sein d’un groupe. Ici, ils me permettent de croire que la vie suit son cours.
En un sens, c’est le cas. Même si l’humain disparaît de la surface de la Terre et que ces créatures le supplantent, la vie, elle, ne disparaîtra pas. D’autres formes nous remplaceront et d’ici quelques dizaines de milliers d’années, toute trace de notre civilisation aura disparu de la surface de ce caillou. Il est d’ailleurs probable que ces monstres, maintenant qu’ils ont effectué leur travail de nettoyage, ne tardent pas à mourir eux aussi. Leurs corps continuent de se décomposer, en témoigne la puanteur de mort de plus en plus forte à chaque fois que je daigne ouvrir la fenêtre. Avec l’arrivée de l’été, il ne devrait rien rester d’eux à part des ossements.
Je me lave les dents à la salle de bain, me passe un peu d’eau sur le visage et me sèche. Je me rends alors dans le hall d’entrée où j’enfile mes chaussures, ma parka et mon béret. Je suis habillé, et fin prêt. Pas besoin de sac, pas besoin de clés. Surtout pas de clés ! Elles pourraient me faire rebrousser chemin. J’appuie sur l’interrupteur en plastique pour éteindre la lumière, ouvre la porte, attends une seconde, cherche à faire un pas à l’extérieur mais n’y arrive pas. Je referme la porte. Ce n’est pas que j’aie entendu le moindre bruit, non, c’est mon instinct de survie qui revient au galop. Il veut m’empêcher d’agir. Qu’à cela ne tienne, je serai plus fort. Je serre la poignée métallique et tire à nouveau, puis je fais un pas à l’extérieur, et un deuxième dans la foulée. Avant d’être pris du moindre regret, je claque la porte. Le son provoque une intensification des grognements en provenance des appartements voisins. Il y a peu de luminosité dans ce couloir, distillée par une petite fenêtre sur ma gauche. C’est elle que j’ai choisie pour faire mon œuvre. Je ne voulais pas passer par celle de mon logement car j’ai peur, en un sens, que l’esprit de ma femme me voie et me juge. En étant raisonnable, je sais très bien qu’elle est morte.
Je marche à pas feutrés vers la lucarne et l’ouvre. Elle donne sur la cour intérieur de l’immeuble où quelques-uns de ces êtres se baladent sans but. L’odeur nauséabonde m’accueille aussitôt mais je n’en ai cure. Je suis au troisième étage ; en me débrouillant bien, je devrais à peine me rendre compte de mon arrivée au sol. Je passe un premier pied, déglutis, passe le deuxième, prends ma respiration et saute.
Oui, mieux valait faire ça rapidement.
Je serre les dents alors que le béton se rapproche de moi à toute vitesse. Le choc est brutal, me strie les neurones, m’emplit d’une douleur atroce. Zut, je me suis raté. Mais la douleur s’estompe presque immédiatement. Je n’ai pas réussi à me tuer sur le coup mais j’ai tout de même fait une chute mortelle, alors ça ne devrait pas tarder. Mes sensations diminuent, ma vue se brouille et j’ai juste le temps de distinguer les zombies qui se rapprochent de moi. Un picotement dans ma jambe droite m’indique que l’un d’entre eux a commencé son festin. Un autre dans le bras ; bon appétit, surtout, ne vous gênez pas. L’hémoglobine gicle sur le sol et les sons de mastication emplissent mes oreilles, bien qu’ils soient de plus en plus lointains. Je crois qu’ils apprécient ma viande.
Je sais ce que Coraline m’aurait dit si elle l’avait pu. Ne t’arrête pas pour moi, continue à vivre, aussi longtemps que possible – c’est comme ça que tu porteras mon héritage après que ce cancer aura eu raison de moi.
J’arrive à formuler mes dernières pensées avant de sombrer pour de bon. Je le sais bien, ça. Mais moi je ne veux pas porter ton héritage, Coraline. Je veux juste être de nouveau à tes côtés.







Antonin Guirette : https://lecrivaindujour.fr/
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