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"Un corbillard à l'aube" de Manu Hollard Empty "Un corbillard à l'aube" de Manu Hollard

Jeu 29 Avr - 8:46
Le corbillard avançait lentement entre les hautes herbes, lesté des vingt-cinq caisses de pommes de terre récoltées la veille dans une sinistre ferme perdue dans un coin reculé d'Auvergne. La récolte avait été longue et compliquée, nous n'étions partis qu'au milieu de la nuit et, quelques heures plus tard, il faisait encore sombre même si le soleil commençait doucement à se lever. Nous roulions sur un chemin herbeux entre les champs de tournesols et les champs de blé, le plancher de la voiture était couvert de terre humide et le pare-brise noir d'insectes, les deux phares avants ne fonctionnaient que par intermittence et je me demandais comment Vadim arrivait à conduire alors que l'on n'y voyait quasiment rien. Il avait pris ce chemin parce que c'était censé être un raccourci, et nous roulions dans un utilitaire destiné habituellement aux transports mortuaires parce que c'était ce que notre patron avait trouvé de plus pratique à nous refiler pour le livraison de vingt-cinq caisses de pommes de terre…
J'essayais de rester éveillé pour ne pas laisser Vadim seul au volant, j'aurais voulu échanger quelques mots avec lui, cela m'aurait aidé à tenir, mais Vadim ne disait jamais rien. J'avais supposé les premières fois que nous avions travaillés ensemble qu'il ne maîtrisait pas la langue française mais j'avais appris plus tard qu'il était né à Aurillac et avait vécu toute sa vie dans la région. Vadim n'était pas bavard, voilà tout. Calme et impassible, il roulait à une vitesse constante depuis notre départ de la ferme. À ce rythme, il nous restait encore deux bonnes heures à bourlinguer dans la campagne avant d'arriver en ville.
Là-bas, quelqu'un était déjà debout, un type dans la cinquantaine, bien habillé mais avec des vêtements trop petits pour lui, et il buvait un café dans sa cuisine sur une table en formica. Tout à l'heure, sur le parking d’un supermarché, il prendrait de grands airs pour négocier nos cagettes, nos précieuses cagettes de pommes de terre, au meilleur prix. Voilà le genre de jobs minables auxquels j'en étais réduit.
Après une nuit blanche, l'aube semble toujours s'étirer interminablement, on a l'impression d'être dans un entre-deux pendant des heures, le jour est censé débarquer pour de bon mais rien ne se passe et on erre dans un demi-sommeil sans ne plus comprendre grand-chose ni au temps ni à l'espace... Nous avancions comme dans un rêve, bercés par les remuements du corbillard, apaisés par les blés qui percutaient les vitres à intervalles réguliers et les pommes de terre qui, tombées de leur cagette, roulaient mollement sur le plancher de notre vieil engin déglingué, probablement revendu à notre patron par un croque-mort fauché, le boss étant toujours prêt à profiter de la plus minable des occasions de réduire ses frais.
Vadim gardait un silence absolu. Depuis le temps que je le connaissais, je ne l'avais toujours pas entendu prononcer le moindre mot. Quelques onomatopées ou grognements de-ci de-là, oui, mais jamais un mot. Lorsque je travaillais avec lui, la seule chose dont j'avais à me soucier était la communication avec nos interlocuteurs. Pour tout le reste, je pouvais être tranquille car Vadim était infatigable et ne ménageait jamais ses efforts. Les récoltes, le port de charges, les livraisons, la conduite ne semblaient avoir aucun impact sur lui et il travaillait parfois plusieurs jours d'affilés sans que personne ne le voit se reposer une seconde. Je pouvais donc être tout à fait serein ce matin-là, aux premières heures de l'aube, alors que mon collègue conduisait pourtant depuis des heures après une nuit sans sommeil et que j'étais personnellement complètement épuisé. Je continuais à parler pour me maintenir éveillé, mais Vadim restait totalement indifférent à mes histoires, se fendant tout au plus d'un pénible petit sourire forcé.
Il devait être cinq ou six heures du matin, le paysage autour de nous commençait à se dévoiler, mais malgré tous mes efforts pour rester éveillé, je n'arrivais plus à garder les yeux ouverts…
 
― Il faut vraiment que l'on fasse de l'or avec ces patates, dit Vadim, sortant tout d'un coup de son mutisme. Tu sais, je crois que cette fois-ci c'est la bonne, il y a moyen que ce job nous rapporte gros.
Je rouvrais les yeux et, sur le bord du chemin, les plants de blé semblaient avoir doublé de volume. Immenses, ils s'affaissaient au-dessus du sentier et nous faisait comme une haie d'honneur tout en caressant le toit du corbillard.
― De l'or ? Vadim, c'est la première fois que tu me parles !
Il sourit. Le végétation s'était densifiée et j'étais incapable de savoir où nous étions, le pare-brise était couvert d'herbes jaunes et de pétales de tournesol et je ne voyais que des épis de blé tout autour de nous, tellement proches et nombreux que j'avais l'impression d'en être tout entier enveloppé.
Malgré les hautes herbes et le manque de visibilité, Vadim continuait à diriger notre tas de ferrailles comme si de rien n'était et le corbillard demeurait inébranlable malgré les bosses, les pierres, les crevasses et la boue.
― Ces voitures-là t’emmèneront toujours jusqu'au bout du voyage, me dit Vadim qui avait visiblement retrouvé le don de la parole, et le sens de l'humour.
Les vitres arrières étaient restées ouvertes et la végétation s'était infiltrée dans la voiture, des lianes commençaient à s'enrouler autour de nos sièges et des fleurs rouges et bleues s'immisçaient aux côtés des pommes de terre. Tout était devenu plus coloré, les champs de tournesols succédaient aux champs de blé et aux champs de maïs, les trois semblant parfois même se mélanger. J'avisais des plantations étranges, imposantes, aux couleurs écarlates, plus propice aux climats tropicaux qu'à la météo du coin. Je ne reconnaissais plus ma région d'adoption et ses paysages verts et vallonnés qui m'avaient fait un jour tout quitter pour venir m' installer ici, et finalement devenir une sorte de trafiquant de tubercules.
 
― Un cosaque ! S'écria Vadim en pointant du doigt une forme indistincte dans les blés derrière ma vitre. J'écarquillais les yeux, un immense animal courait dans le champ, pulvérisant tous les plants de céréales sur son passage. Pendant de longues secondes, je fus incapable de distinguer de quoi il s'agissait, puis l'animal se déporta subitement et manqua de percuter la voiture avant de repartir dans le champ, mais il était maintenant assez près pour que je puisse l'observer, c’était un cheval et il était effectivement monté par un homme qui, avec sa longue tunique, ses bottes à éperons et son chapeau astrakan, avait tout du cosaque. Le cavalier sorti de nulle part affichait une détermination guerrière mais je ne lui voyais aucun ennemi, il était seul, une épée à la main, tranchant à la volée les quelques épis de blé restés debout au passage de son cheval.
Je m'aperçus que nous roulions à une vitesse anormalement élevée, l'étalon était au galop et nous faisions jeu égal avec lui, comment notre vieux corbillard arrivait-il à tenir le coup alors même que nous étions sur un chemin de terre ? Le sentier s'étendait au loin et se perdait dans l'horizon, à notre droite, le cosaque filait droit devant lui. Vadim, d'ordinaire si calme, était maintenant surexcité, il avait entrepris de faire la course et enfonçait la pédale d'accélérateur comme un forcené, martelant le plancher de la voiture et tapant sur le volant comme si cela pouvait le faire aller plus vite.
Le hussard et sa monture nous étaient parfaitement parallèles mais je m'aperçus que, tout en traçant droit devant eux, ils s'approchaient de plus en plus de la voiture. Ils furent bientôt juste de l'autre côté de la vitre, tout près de moi et je vis alors distinctement l'homme à l'astrakan. Il avait le visage abîmé, des cicatrices sur le front et les joues, une barbe mal taillée et de grandes cernes bleues sous les yeux, il semblait vieux et marqué par la vie mais sa prestance, sa manière de chevaucher, dégageait une énergie hors-du-commun. Nos regards se croisèrent et le cosaque me fixa avec insistance, cela dura quelques secondes puis il lâcha un rire tonitruant, se redressa sur sa monture et hurla un « yah ! » avant de disparaître tout d'un coup à travers champs à une vitesse hallucinante.
Je regardais Vadim, il scrutait les plantations en marmonnant pour lui-même :
― Non, non ce n'est pas possible, ils doivent encore être là, non, ce n’est pas vrai, ils ne peuvent pas…
Alors que nous sondions les plants de blé qui montaient maintenant jusqu'au ciel tout autour de nous, un hennissement phénoménal nous glaça le sang. Le cheval venait d'apparaître à quelques dizaines de mètres devant nous sur le chemin de terre, le cosaque trônait sur l'immense animal et son visage était comme le plus haut élément d'un totem qu'il aurait formé avec sa monture. Il eut un sourire menaçant et pointa son épée en direction du corbillard.
Vadim regarda tout ça sans réagir, et même quand le cavalier de l’apocalypse, les yeux injectés de sang, se lança droit sur nous, il n'eut aucune réaction, pas un mot, pas un geste. L'homme et l'animal nous foncèrent dessus et, en quelques secondes, il n'y eut plus qu'eux dans mon champ de vision, deux entités n’en formant plus qu'une, comme un centaure monstrueux ravageant la vallée. Une déflagration assourdissante retentit, immédiatement suivie d'un terrible boucan de ferrailles, Vadim essaya de crier mais rien ne sortit de sa bouche, la violence du choc fit décoller le corbillard, j'eus l'impression de partir en vol plané et fut pris de terreur. À travers le pare-brise, il n'y avait plus que le ciel et les nuages qui tournoyaient…
 
Je me réveillais la tête contre la vitre, le soleil brillait dans le ciel bleu clair, la voiture tanguait et j'étais brinquebalé dans tous les sens comme une pomme de terre dans une cagette. L'utilitaire penchait dangereusement de mon côté et j’avais la désagréable impression d’être au ras du sol, je compris alors que la détonation que j'avais entendu dans mon rêve était en fait celle du pneu avant droit qui venait d'exploser.
Nous étions encore sur un chemin de terre et chaque nid-de-poule, chaque trou de taupe, chaque petite rigole dans le sol, provoquait un cahot terrible qui me cassait le dos et résonnait douloureusement dans tous les muscles de mon corps endolori et toutes les fibres de mon cerveau ensommeillé. Vadim, lui, continuait à rouler comme si de rien n'était, il était exactement comme je l'avais laissé avant de m'endormir et ne semblait même pas avoir remarqué le pneu crevé.
Je ne comprenais pas où nous étions, il faisait grand jour et nous roulions encore au milieu des champs de blé. Je regardais mon téléphone, il était neuf heures passées, nous aurions dû être en ville depuis longtemps. J'interrogeais mon collègue :
― Vadim, où est-ce qu'on est ? On devrait déjà être arrivés…
Mais Vadim ne disait jamais rien.









Manu Hollard : http://www.zuunzug.com/
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