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"L'an 1000" de Pablo Behague Empty "L'an 1000" de Pablo Behague

Sam 1 Mai - 15:27
— Repentez-vous, mes frères ! Les sept trompettes s’apprêtent à sonner… L’Apocalypse de saint Jean ne nous avait-elle pas mis en garde ? « Puis je vis un Ange descendre du ciel ayant en main la clé de l’Abîme ainsi qu’une énorme chaîne. Il maîtrisa le Dragon et l’antique Serpent et l’enchaîna pour mille années. Il le jeta dans l’Abîme, tira sur lui les verrous, apposa les scellés afin qu’il cessât de fourvoyer les nations jusqu’à l’achèvement de mille années. Après quoi il doit être relâché. »
Un frisson parcourut l’église à ces mots, car chacun des fidèles savait pertinemment qui était ce serpent.
— Satan a donc été enfermé par un Ange. Mais qui était-il donc, cet Ange ? C’était évidemment le Christ, venu apporter la bonne nouvelle sur la terre il y a précisément 1000 ans. Ce soir au milieu de la nuit, en ce dernier jour de l’an 999, les mille années seront écoulées, et sera venu le temps crucial, celui de la libération du mal. Le temps de… l’APOCALYPSE.
Guillaume, qui observait la scène depuis l’arrière de la foule, frissonna à l’écoute de ces mots. Puis son regard tomba sur les yeux verts d’Anna et il sentit son ventre se tordre. C’était une paysanne brune de son âge, environ dix-sept ans, qui passait régulièrement le voir à l’écurie de la ville pour livrer le foin. Guillaume se fraya un chemin jusqu’à elle et lui toucha l’épaule. En le reconnaissant, elle se mit à sourire avant de reporter son attention sur le curé.
— Si certains d’entre vous doutent encore des Écritures, sachez que j’ai moi-même bénéficié de visions durant mes prières… J’ai vu, comme mentionné dans le texte, un homme noir dans le ciel, montant un cheval tout aussi noir au milieu d’étoiles de sang. C’est bien sûr l’un des Quatre Cavaliers de l’Apocalypse, celui qui viendra ce soir apporter la Famine sur la terre.
De nouveau, des râles tourmentés se firent entendre, mais la voix grave du prêtre les submergea aussitôt.
— J’ai aussi entendu, mes frères, les trompettes résonner, en un son strident et divin ! C’était une note régulière, qui a retenti sept fois, jusqu’à ce que le monde disparaisse, englouti dans l’Abîme. Seuls les justes seront sauvés. En ferez-vous partie ?
Anna souffla ostensiblement en levant les yeux au ciel, puis se mit à ricaner et tira Guillaume par la manche par-delà les grandes portes de l’église. Dehors, les flocons continuaient de tomber mollement sur la place, et les montagnes boisées qui entouraient la ville étaient noyées dans un brouillard laiteux qui s’assombrissait avec le jour déclinant.
— J’en pouvais plus de ces conneries, pas toi ? demanda Anna descendant les marches du parvis.
— Tu crois vraiment que ce sont des conneries ?
— Non, bien sûr, pas complètement. Je crois qu’effectivement, ce soir à minuit, nous périrons tous. Mais je ne pense pas que ça ait quoi que ce soit à voir avec le Christ, ni avec un quelconque bouquin écrit par saint Machin.
— L’Apocalypse de Jean prévoit pourtant les mille ans, non ?
— Oui, mais il ne retranscrit que la vision d’un prophète parmi d’autres… D’autres personnes en ce monde ont prédit la fin des temps pour ce soir. J’en connais justement une qui t’intéressera sûrement, suis-moi !
Anna lui prit la main et l’emmena dans une ruelle qui montait en direction de la forêt de sapin. Au milieu de leur ascension, ils furent interrompus par un pauvre hère, qui s’approcha d’eux en levant les paumes vers le ciel. Guillaume le voyait souvent vagabonder en ville, mais cette fois le vieillard avait une attitude inhabituelle.
— Les gamins… marmonna-t-il d’une voix chevrotante. Il faut que vous sachiez que nous ne sommes rien. Des étoiles filantes en ce monde… étincelles de vie fulgurantes qui ce soir seront toutes englouties par la nuit.
— D’accord, Monsieur, merci… Tenez pour vous.
Guillaume lui tendit un écu, espérant que cela suffirait à ce qu’il les laisse tranquilles. Mais le vieux barbu semblait n’en avoir que faire. Il regarda un instant avec circonspection la paume de l’adolescent, dans laquelle brillait le cercle d’argent, puis haussa les épaules et reprit son chemin.
— Des étoiles filantes… l’entendirent-ils encore baragouiner tandis que son dos voûté s’éloignait. Et comme chaque astre, nous mourrons…
— Ce mec a toujours été barjot ! s’exclama Guillaume en secouant la tête.
Anna le mena au sommet de la colline puis emprunta un chemin étroit qui s’enfonçait dans les sapinières obscures. Il conduisait à la cabane de la sorcière, mais quand Guillaume voulut protester, son amie lui lança un regard sévère qui l’incita à garder le silence. Ils marchèrent encore une dizaine de minutes avant de tomber sur la chaumière de la vieille dame solitaire, que l’on connaissait en ville sous le nom de Gargouillette. Faite de pierre, elle était surmontée d’un toit de chaume qui se laissait seulement deviner autour de la cheminée fumante, là où la chaleur parvenait à faire fondre la neige.
Anna toqua sans hésiter.
— Entre mon enfant, répondit une voix nasillarde. Je t’attendais.
La paysanne poussa la porte en bois et fit un pas dans la pénombre, que ne brisaient que la lueur vacillante de bougies éparses et les braises d’un feu mourant.
— J’ai amené un ami avec moi…
— Je sais tout cela, jeune fille, depuis longtemps.
Guillaume entra à son tour, le pas mal assuré, et trouva la vieille femme assise derrière une table encombrée d’objets divers ; vieux livres, pots, plantes séchées, fioles aux liquides brillants et parchemins poussiéreux. En s’approchant de la lumière des bougies, il sursauta en constatant que l’œil gauche de la sorcière manquait, remplacé par un trou béant.
— Tu n’as jamais vu de borgne, mon grand ? demanda-t-elle d’un ton moqueur. Comment pourrais-je lire l’avenir, selon toi, si je n’avais pas un œil ailleurs que dans cette pièce ?
— C’est votre œil manquant qui vous donne votre pouvoir de divination ? demanda Anna en levant les sourcils. Où est-il alors ?
La sorcière se tourna vers elle et un sourire – ou du moins ce qu’elle devait penser être un sourire – se forma sur son visage chaotique.
— Je t’aime bien ma p’tite Anna. Tu es une fille intelligente. Mais si tu crois que je vais te révéler mes secrets, tu te mets le doigt… eh bien, dans l’œil. Disons seulement que mon globe oculaire est ailleurs, en d’autres temps et en d’autres lieux. Et que c’est grâce à lui, oui, que je sais tant de choses. Certains de mes confrères disposent d’un troisième œil. Je n’ai pas eu cette chance, alors j’ai dû en sacrifier un. C’était il y a fort longtemps, par une sombre nuit…
Un silence s’abattit sur la pièce tandis que la vieillarde se perdait dans ses souvenirs, son unique œil fixé dans la flamme d’une bougie. La nuit tombait dehors et, en entendant le hululement d’un hibou, Guillaume se demanda pourquoi diable il passait ses dernières heures en une tanière aussi sinistre. Quand il reporta son attention sur Gargouillette, cette dernière le scrutait en plissant son œil. Il était gris ; de la couleur d’un ciel tourmenté juste avant que n’éclate l’orage.
Un bref instant, il sembla à Guillaume qu’une ombre remuait là où aurait dû se tenir l’autre œil.
— Anna souhaite donc que je te parle de mes visions… Ton charlatan de curé ne te suffit plus ?
— À vrai dire, j’aurais aimé avoir un autre avis. Vous ne pensez donc pas que la fin des temps va survenir ce soir ?
— Bien sûr que si. Mais le père Malahan est un escroc, car il prétend que cela a un rapport avec Jésus ou sa satanée Bible.
— À la messe tout à l’heure, il a évoqué les Cavaliers de l’Apocalypse. Il dit avoir eu la vision de l’un d’entre eux, au milieu d’étoiles de sang.
La vieille haussa les sourcils.
— Allons bon ! Notre curé aurait donc lui aussi un don de voyance ! Je l’ai peut-être sous-estimé, alors, car j’ai vu quelque chose de ressemblant.
— Qu’est-ce que c’était, Gersande ? la pressa Anna.
Pour la première fois de sa vie, Guillaume entendait quelqu’un mentionner la sorcière sous un autre nom que Gargouillette.
— Un cavalier va effectivement apparaître dans le ciel, mais il ne s’agit nullement de l’un de ceux de l’Apocalypse. Il montera un cheval noir, certes, comme celui censé apporter la Famine sur la terre, mais il ne tiendra pas de balance contrairement à ce que prétend leur foutu bouquin. Non, le cavalier qui apparaîtra dans le ciel cette nuit tiendra une épée, tout simplement, qu’il brandira au-dessus de sa tête.
— Une épée ? s’étonna Guillaume. Comme le Cavalier venu apporter la Guerre, alors ?
— Pourquoi n’as-tu que ta religion idiote à la bouche, mon garçon ? Il tiendra une épée, mais une épée comme jamais tu n’en as vue. Une épée fine comme une aiguille, plus piquante que le dard d’un frelon.
— À quoi ressemblera-t-il, ce cavalier ? intervint Anna.
La sorcière reposa son œil gris sur elle, et Guillaume crut apercevoir une nouvelle fois quelque chose se mouvoir dans l’alvéole monstrueuse que constituait son orbite vide.
— Ce sera un homme aux yeux dans l’ombre, tout de noir vêtu, portant une longue cape et un chapeau de magicien étrange, plat et entièrement rond.
Guillaume secoua la tête. Quelque chose dans les prédictions de la vieille au nez crochu le perturbait. Si le prêtre prévoyait la réalisation de sa vision pour ce soir, c’est que cela correspondait aux mille années évoquées dans l’Apocalypse de Jean. Mais Gargouillette, elle qui reniait la Bible, comment pouvait-elle savoir que le cavalier allait apparaître précisément cette nuit ?
Comme si elle avait lu dans ses pensées – et peut-être d’ailleurs l’avait-elle fait – la sorcière se tourna vers lui et, plongeant son iris gris dans les siens, reprit la parole de sa voix rocailleuse.
— Je sais que la fin aura lieu ce soir, car le chevalier noir n’était pas le seul élément que j’ai distingué dans ma marmite. Juste à côté de lui, dans le ciel, se trouvait tracé, en chiffres arabes, le nombre 1000 en lettres de sang. Au milieu de celui-ci brillaient deux astres rouges, qui clignotaient de façon régulière tels des flammes de bougies que l’on ferait souffler encore et encore… mais se rallumeraient à chaque fois.
Guillaume déglutit. En ce dernier jour de l’an 999, les hommes allaient donc bel et bien périr, engloutis par une force que certains appelaient Dieu et que d’autres n’appelaient pas, ou alors simplement fin comme venait de le faire Gargouillette. Ce dont il s’agissait ne faisait de toute façon pas grande différence ; dans tous les cas, cela signifiait qu’il vivait ses derniers instants, et il était heureux de le faire aux côtés d’Anna.
— Le curé a évoqué des trompettes… intervint cette dernière. Tu les as entendues aussi Gersande ?
La vieillarde éclata de rire, envahissant la chaumière d’un roulement caverneux.
— Des trompettes ? Qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre ! J’ai évidemment entendu les six cris retentir avant que tout ne s’écroule, mais cela n’avait rien à voir avec une trompette ! C’était un son surnaturel, que jamais aucun instrument de notre monde ne saurait produire.
Elle ralluma une bougie devant elle, puis se leva et se dirigea d’un pas claudiquant vers la porte.
— Maintenant, mes enfants, j’aimerais être un peu seule. Je voudrais profiter de mes dernières heures en ce monde pour relire mes parchemins préférés.
Guillaume trouvait que c’était là une drôle de façon de passer ses ultimes moments, mais il jugea préférable de ne rien dire et sortit.
— Bonne chance, murmura Gargouillette en les passant en revue de son œil gris, juste avant de refermer la porte sur eux.
Ils étaient désormais seuls au cœur de la forêt nocturne. La neige avait cessé de tomber, mais elle chutait encore régulièrement des branches des sapins que secouait le vent glacial de l’hiver. Une fois la lisière franchie, leurs pas les menèrent naturellement dans la ruelle tortueuse qui descendait vers le cœur de la ville. Ils y croisèrent à nouveau le vagabond à la barbe grise, mais cette fois il ne fit pas du tout attention à eux. Assis contre un muret, le regard perdu, il murmurait des incantations à voix basse.
— Notre lumière nous quittera tous ce soir… Nous sommes des étoiles filantes dans l’univers, disparaissant avant même que qui que ce soit ait pu s’apercevoir de notre présence. Pourtant nous existons… Oh oui, malheur, nous existons !
Guillaume jeta un regard rieur à Anna, mais cette dernière avait les sourcils froncés et observait ses chaussures écraser la neige. Elle ne reporta son attention sur le monde que quand ils eurent atteint la place de la ville. Les portes ouvertes de l’église laissaient deviner une foule encore importante à l’intérieur, certainement en train de prier ou de se confesser. D’autres personnes erraient simplement sur la place, dont une bande de gamins qui s’adonnaient à un jeu de précision avec des pierres qu’ils jetaient sur un tas de neige.
— Bon… Plus que quelques heures à attendre, murmura-t-il en sentant son cœur se serrer à cette idée. Qu’est-ce qu’on fait ?
Anna lui sourit et plongea ses yeux verts dans les siens.
— Je n’ai aucune envie de retourner entendre la voix bêlante de notre curé. En revanche, je ne serais pas contre un verre de bière pour me donner du courage.
C’était une merveilleuse idée. Ils traversèrent donc la place et pénétrèrent dans l’auberge de l’Etoile Morte, qui était comme il fallait s’y attendre bondée. La grande majorité des clients était ivre, et la pièce baignée d’une ambiance orgiaque qui contrastait profondément avec celle de l’église.
Des jongleurs sautaient sur les tables en bois, et des femmes semi-dénudées naviguaient de cuisses en cuisses devant le feu de cheminée. Au bar, le patron servait des chopes en continu, et les faisait glisser vers les clients en n’oubliant jamais de boire une gorgée dans la sienne entre chacune d’elles.
Les deux adolescents s’approchèrent mais, quand Guillaume mit la main à sa poche, le barman l’interrompit.
— Garde tes écus pour toi, mon garçon. Qu’est-ce que j’aurais le temps d’en faire ?
Pas grand-chose, évidemment. Guillaume haussa donc les épaules et sourit en s’emparant de deux chopes pleines. La fin était imminente, mais comment aurait-il pu mieux profiter de ses dernières heures qu’en les passant à boire avec Anna ?
Cette dernière le prit par la main et se fraya un chemin entre les fêtards, jusqu’à atteindre une table où étaient assis deux hommes et une femme en habits de voyageurs, en pleine discussion animée. Deux chaises libres se trouvaient à côté d’eux, et Anna s’assit sur l’une d’elle de façon désinvolte. Un peu gêné, Guillaume finit cependant par l’imiter en constatant que les trois comparses ne semblaient pas hostiles à l’arrivée d’inconnus auprès d’eux.
— J’existe, Laudine, je te dis que j’existe ! s’exclamait un des deux hommes en pointant son doigt vers le visage de la femme. Pourquoi nies-tu mon existence, nom de Dieu ?
— Parce que tu ne peux pas en être sûr ! Prouve-moi que tu existes !
— Ah, tu m’énerves !
Il secoua la tête et but une gorgée de vin, tandis que l’autre homme levait la main pour intervenir.
— Si tu veux mon avis, Laudine, tu es dans l’erreur. J’ai lu une fois un bouquin quelque part, écrit par un obscur magicien dont j’ai oublié le nom ; Desparchemins, ou quelque chose comme ça. Il disait qu’en réfléchissant sur le monde, on se rendait compte que rien ne pouvait être prouvé, et que l’on pouvait par conséquent douter d’absolument tout… Sauf d’une chose. Et c’est là que ta démonstration pêche, Lau’. Puisqu’il était capable de douter, cela signifiait donc qu’il était capable de penser, seule chose prouvable par l’esprit humain. Or, s’il pensait, alors cela signifiait qu’il était. Par conséquent, ni toi ni moi ne pouvons reconnaître ou renier l’existence de Michel ; lui seul le peut, en tant qu’être pensant.
La femme se gratta un instant le menton avant de répondre.
— Théorie intéressante, Erec, je dois l’admettre. Mais je ne vois pas en quoi elle remet fondamentalement la mienne en cause. Michel peut très bien penser qu’il est, si cela peut le rassurer, mais cela ne signifie nullement qu’il est réellement. Car tout ce que prouve ton raisonnement, c’est que quelque part dans le néant, au milieu du maelstrom futile de l’univers, quelqu’un ou quelque chose a émis la pensée « je pense ». Ou du moins, le ressenti aléatoire et irrationnel d’un homme, Michel en l’occurrence, a pu l’imaginer. Mais quand bien même cette pensée existerait, comment Michel pourrait-il prouver qu’elle lui appartient ? Qu’est-ce qui lui dit qu’elle a été émise par sa personne et non par autre chose qui a pensé à sa place ?
— Dieu ? intervint naïvement Guillaume, presque malgré lui tant la discussion le fascinait.
La femme éclata de rire en tournant la tête.
— Tu t’es trompé d’établissement, toi ! L’église est de l’autre côté de la place ! Dieu n’existe pas. Et toi non plus tu n’existes pas, gamin. Rien n’existe. Nul ne peut prouver le contraire. Ni les sentiments, ni les valeurs. Il n’y a qu’un ciel noir et sans étoile qui s’étend devant nous, vide de tout sens. Michel n’est qu’un amas de matière dans cet univers purement mécanique, dont le bras se lève pour boire dans ce verre seulement grâce à un phénomène physique qui le dépasse, et met en branle les particules de son corps. Il n’y a pas d’âme, ni d’autre connerie du même genre : seulement des assemblages grossiers de visages, de bras et de jambes, qui se persuadent qu’ils sont plus que cela.
La blonde aux yeux pétillants finit son vin cul-sec et croisa les bras. Michel, pour sa part, s’était renfrogné et fixait son verre vide. Le son d’un luth résonnait à présent dans l’auberge, et une voix féminine entonnait un chant d’amour, que reprenaient en cœur des ivrognes avec peu de délicatesse. Anna, que Guillaume voyait froncer les sourcils depuis tout à l’heure, finit par se décider à intervenir.
— Dans ces conditions, je suppose que nous n’avons pas à craindre ce qui va survenir tout à l’heure, alors ?
— Non, effectivement, répondit la prénommée Laudine. Nous passerons simplement d’une forme de néant à une autre.
Anna se passa une main dans les cheveux. Ses joues avaient pris une teinte rosée perceptible malgré la relative obscurité des lieux.
— Pourtant, moi, quoi que je puisse laisser paraître, j’ai peur ! Et ça, je le ressens viscéralement en moi. Cela ne prouve peut-être pas fondamentalement que j’existe, mais cela prouve que la souffrance existe quelque part. Peu importe à qui elle appartient, ou si elle est réelle ou seulement imaginée. Le fait est qu’en cet instant, j’ai peur. Ou du moins j’ai une impression de peur qui suffit à me convaincre qu’elle est réelle, que ce soit le cas ou pas. Peut-être la souffrance est-elle finalement la seule chose qui compte dans cet univers, la seule valeur intrinsèquement liée à la vie, et donc la preuve de l’existence. Je souffre, donc je suis. Me suis-tu ?
Laudine se gratta le menton.
— Intéressant, jeune fille, intéressant… Mais la souffrance demeure, quoi qu’en soit sa violence ou sa prégnance, une sensation. Et comme toute sensation, elle est liée à nos sens… Qui sont faillibles, trompeurs.
— Que cela change-t-il ? Puisque j’ai le sentiment de souffrir ? L’amas de matière et de pensées que je prétends être moi a l’impression de souffrir. Et cela suffit à rendre le moment désagréable pour ce moi que j’estime incarner. Je pense être, et de cette pensée découle la confrontation avec le monde. Qui me conduira à la souffrance, preuve ultime de ma quête d’existence.
— J’approuve la gamine, intervint soudain Michel en relevant la tête. J’existe parce que je souffre ! Parce que je sais que c’est la dernière fois que je vous vois tous ce soir, les amis, et que ça me rend triste ! Et j’existe aussi parce que mon verre est vide, et que le voir ainsi me fait souffrir !
Tout le monde éclata de rire autour de la table, y compris Guillaume et Anna, tandis que l’homme se levait en chancelant. Il avait réussi à trouver l’échappatoire à une discussion philosophique de comptoir qui n’aurait pu que leur gâcher leurs derniers moments.
Lorsque des chopes repparurent sur la table, les deux adolescents trinquèrent avec leurs nouveaux amis, puis la discussion vogua vers des flots plus légers que les interrogations existentielles. Ils se racontèrent des anecdotes et des blagues, puis chantèrent des chansons en se tenant par la taille, entraînés par l’ivresse. A force de rire, Guillaume était presque parvenu à oublier ce chevalier noir décrit par Gargouillette, surgissant dans le ciel à côté du nombre 1000 ensanglanté. Il était toutefois en train d’y songer, perdu dans la mousse de sa bière, quand il sentit la main d’Anna s’emparer de la sienne sous la table. En tournant la tête vers elle, il se rendit compte qu’elle souriait et que ses yeux verts étaient encore plus brillants que d’habitude, probablement en raison de l’alcool. Elle était magnifique, et il songea avec un serrement au cœur qu’ils auraient sans doute pu être heureux tous les deux, si seulement la vie ne devait pas cesser si brusquement.
Mais progressivement, au fur et à mesure que l’on se rapprochait du cœur de la nuit, les gens cessèrent de faire la fête avec autant d’insouciance, rattrapés malgré leur ébriété par une réalité terrible qui allait bientôt les engloutir. Un silence pesant s’installa dans l’auberge, à peine entrecoupé d’éclats de voix ternes, ou de chants d’ivrogne qui suintaient désormais davantage le désespoir que l’allégresse.
Quand les cloches de l’église résonnèrent, tout le monde comprit que l’Apocalypse, quoi que cela puisse signifier, était sur le pas de la porte. Alors ils sortirent du bar à la file indienne, procession funèbre, et rejoignirent sur la place éclairée une foule déjà nombreuse, à genoux en train de prier. Guillaume et Anna s’assirent main dans la main et attendirent.
— Nous ne sommes que des étoiles filantes ! clamait encore le mendiant, quelque part derrière eux.
Et s’il avait raison, finalement ?
Guillaume méditait sur tout cela en fixant la Grande Ourse quand, enfin, les cloches cessent de tinter.
Alors la foule lève les yeux au ciel, cherchant l’endroit où va apparaître le cavalier. Guillaume, lui, préfère se tourner vers Anna et la contempler une dernière fois. Ils s’échangent un regard, le dernier, et se sourient ; un regard et un sourire semblables au plus amoureux des bisous. Puis il serre un peu plus fort encore sa main dans la sienne et reporte son attention sur les étoiles.
Jaillit la première des trompettes.
Un son strident et bref inonde le monde, plus aiguisé que la lame d’un couteau, qui leur lacère les tympans. Certains déjà se mettent à crier, mais Guillaume parvient à rester calme en dépit de son cœur qui s’accélère. Du moins, il essaye.
Mais soudain, son sang-froid est balayé quand il se rend compte que la main d’Anna dans la sienne perd en consistance, comme si elle était devenue plus légère, n’était plus que plume sous ses doigts. Il se tourne vers elle. Son visage a pâli, et parait même translucide par endroits.
Surtout… ô seigneur, il exprime une souffrance sans nom. Les yeux écarquillés, Anna se met à hurler en se lacérant le visage ; un visage fantomatique, qui s’estompe.
La seconde trompette retentit, suraiguë et assourdissante, et alors Guillaume se rend compte que c’est en fait le monde entier qui hurle autour de lui, ou pleure, ou un mélange des deux.
Ils brandissent les mains vers le ciel mais leurs corps ne sont déjà plus tout à fait ; ils disparaissent, perdent progressivement leurs atomes dans le néant. Ils s’estompent, fuient le monde. Et en s’estompant, ils souffrent. Ce n’est pas la mort, pas tout à fait, c’est la dissolution de la matière, et c’est infiniment plus terrible. Un peu sur sa gauche, le visage de Laudine n’est plus qu’archétype de l’agonie.
— J’EXISTE ! O SEIGNEUR, J’EXISTE ! J’ÉTAIS DANS L’ERREUR, PARDONNEZ-MOI ! ET JE VEUX QUE TOUT CELA CESSE ! ACHEVEZ-MOI, PAR PITIÉ !
S’élève une troisième trompette, au même son mort et régulier, chant d’un oiseau mécanique et préprogrammé dans un ailleurs qui les dépasse.
La douleur l’envahit, lui aussi, et comme tous les autres il se met à hurler. Sa main brandie devant ses yeux, il voit ses doigts tomber en poussière, emportés par un vent invisible, dans le silence d’une autre dimension venue recouvrir la leur. Avec effroi, il se tourne vers Anna. Mais ses yeux ne sont plus ; le vert a disparu, et ne se trouve plus dans ses orbites que des sphères blanches, disparaissant elles aussi avec le reste.
Il n’a pas le temps de penser, la douleur recouvre tout de ses mains moites. La dissolution de la matière… Oui, mais il n’est pas qu’un amas de matière ! Il existe bel et bien ! Et cela fait mal, plus mal que tout ce qu’il a connu jusqu’alors, plus mal même que quoi que ce soit de concevable. « Malheur, nous existons ! » baragouinait tout à l’heure le vagabond à la barbe grise. Seulement maintenant, il comprend.
La quatrième trompette.
Tout n’est plus que souffrance autour de lui ; la sienne et celle des autres. Les corps se désarticulent et le monde s’annihile, désintégrant bras et jambes, torses et ventres, yeux et nez, cerveaux et cœurs… Dans un maelstrom de douleur tourbillonnante.
L’esprit et l’âme aussi se dissolvent, mais Guillaume parvient néanmoins encore à percevoir le ciel devant lui, seul élément du décor semblant gagner en netteté quand tout autour de lui meurt.
Et c’est quand la cinquième trompette retentit qu’enfin il le voit.
Le chevalier noir dans le ciel, exactement tel que décrit par la sorcière. Sa monture cabrée, l’homme porte un masque sur le visage, bandeau qui lui cache les yeux, juste en dessous d’un chapeau rond et plat. Une cape sombre vole derrière son dos et il brandit une épée étrange, au pommeau rond et à la lame fine et droite… Le cavalier a un visage grave, et peut-être sait-il que ce qu’il vient apporter sur la terre n’est ni Famine, ni Guerre, ni Maladie, ni Conquête, mais quelque chose de bien plus épouvantable que cela, qu’aucune Bible n’a envisagé : la désintégration pure et simple d’êtres conscients et sensibles. La dissolution de la matière ; mais d’une matière éveillée et souffrante, ce que nous sommes tous en ce monde.
Il hurle encore mais sa voix se perd dans le néant, fuit, elle aussi. Alors il cherche désespérément un couteau dans sa sacoche, pour en finir proprement.
La sixième trompette.
Le nombre 1000 est là également, à droite du cavalier lugubre, tracé en lettres rouges et étrangement carrées dans le ciel. Au milieu, entre le deuxième et le troisième zéro, deux étoiles de sang clignotent, superposées l’une sur l’autre.
Ma chambre… Oui, je suis dans ma chambre.
Dans la brume qui l’entoure désormais, il entend encore vaguement les gémissements des autres, mais ne les voit plus. La matière n’est plus, et il ne demeure d’eux que des atomes emportés par la brise inexistante. Des atomes capables de gémir, néanmoins. Dans le sac, il n’y a pas de couteau. Il n’y en a jamais eu, et il n’y a jamais eu de sac, alors il pleure, il hurle, il se fracasse la tête sur le sol… Mais il n’y a plus de sol non plus, il n’y a plus rien.
Il relève des particules de tête en attendant la septième et dernière trompette, espérant qu’enfin elle le libérera de l’enfer et de l’agonie de sa propre pulvérisation.
Déjà… J’aurais dû me coucher plus tôt.
Mais elle ne vient pas.
Au lieu de cela, une main gigantesque apparaît dans les étoiles et s’abat quelque part au-dessus du chiffre 1000, juste à côté du chevalier noir au visage masqué.
C’est la dernière chose qu’il perçoit entre ses larmes, que produisent encore les infimes poussières de ses yeux naviguant dans le néant.
Puis tout cesse.
Ses paupières, déjà entrouvertes depuis quelque temps, s’ouvrent enfin pleinement. Il baille en contemplant les chiffres rouges de son réveil digital, puis sa figurine de Zorro à cheval, posée sur la table de chevet.
Guilem se redresse dans son lit, incapable de détacher le regard du personnage en terre cuite offert par sa mère. Pour la première fois de sa vie, il lui trouve une apparence sinistre, effrayante même. Des images de son rêve viennent flotter dans les méandres de son esprit, mais il ne parvient pas à les rassembler. Il a le sentiment d’avoir engendré une immense souffrance.
Des visages apparaissent devant ses yeux. Celui d’un jeune homme de son âge, lui ressemblant un peu. Celui d’une jolie fille aux yeux verts et d’une vieille femme borgne. Il se souvient aussi d’un homme à la longue barbe grise, et de gens riant dans un bar.
Il se secoue la tête, puis sort du lit pour se poster devant la fenêtre. Les gens courent avec leurs masques sur le visage, comme d’habitude, pour limiter au maximum le temps qu’ils passent dehors. Les données atmosphériques sont particulièrement mauvaises depuis quelques jours, et le ciel au-dessus des immeubles est désespérément noir et triste… En songeant au désastre qu’est devenu le monde, en cette fin de XXIe siècle, une pensée fleurit dans sa tête, qu’il chuchote le front posé contre la vitre.
— Peut-être est-ce seulement quelqu’un qui se réveille…
Des bribes de son rêve lui reviennent alors en tête.
Des étoiles filantes, disait le vieillard dans la ruelle. Des astres éphémères, passant brièvement dans nos têtes, puis disparaissant. Mais n’est-ce pas ce que nous sommes aussi ? se demande-t-il. Ne faisons-nous pas la même chose dans ce monde qui s’écroule ?
Nous brillons, ou avons brillé, mais nous estompons désormais.
Alors il décolle son front de la vitre et se tourne vers son armoire à glace.
— Est-ce que j’existe ? s’interroge-t-il tout haut en observant son reflet.
Il connaît la réponse, malheureusement, ce qui ne l’empêche pas de rester quelques minutes encore à se contempler, se demandant ce qu’être signifie vraiment. Il scrute son visage pâle, qui n’a jamais connu le soleil, et ses longs cheveux gras d’adolescent qui lui tombent sur les tempes. Il contemple aussi ses yeux, qu’une particularité génétique a faits de couleurs différentes.
Celui de droite est bleu, comme ceux de ses parents.
L’autre est gris ; de la couleur d’un ciel tourmenté juste avant que n’éclate l’orage.







Pablo Behague : https://chroniquesdelaloune.wordpress.com/
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