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Aramis
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"Cenderawasih Bay" de Nicolas Py Empty "Cenderawasih Bay" de Nicolas Py

Sam 1 Mai - 15:38
            L’annonce aurait pu passer inaperçue si seulement l’inscription à la rubrique nécrologique de Monsieur Septimus A. ne ravivait pas des souvenirs que beaucoup aurait préféré ne pas retrouver. À la lecture du journal, pas un.e habitant.e ne resta sans réaction en apprenant non seulement la disparation, à un âge avancé, de Monsieur A. mais aussi la mise en vente de sa maison, tristement célèbre pour les mystérieux et tragiques événements qui s’y étaient déroulés. Bien sûr, tout le monde avait sa petite idée sur les causes et les raisons mais plus encore sur le déroulement de ces événements. Tant et si bien qu’aujourd’hui encore, il est difficile de tirer le vrai du faux.
 
* * *
 
            Dès qu’il la vit, elle le fascina. Septimus l’acheta pour quelques florins et trois bâtons de tabac. Le vendeur, un natif de Nouvelle-Guinée hollandaise où le couple passait sa lune de miel, le prévint : la statue avait contenu l’esprit d’un puissant ancêtre…
 
            À l’inverse, son épouse la détesta tout de suite. Emma éprouvait du dégoût jusqu’au nom-même de la statuette, « korvar ». Il y avait une menace rampante dans ces syllabes à peine articulées, dans ces sons barbares bien dignes de ce pays de cannibales et de chasseurs de têtes d’où venait cette figurine.
 
            Tout dans cet objet lui était odieux : ses membres malingres, fusionnés aux coudes et aux genoux, la rapprochaient de la pieuvre, les bras se terminaient par des doigts rabougris proches du lombric ; ils agrippaient un bouclier ajouré, décoré de milles lacis formant autant de serpents… mais le pire restait la tête. Le cou n’était qu’une colonnette chétive qui s’étalait ensuite en une tablette avec un rebord où étaient taillées des oreilles ; cette planchette supportait le crâne véritable de l’ancêtre. Cette dernière relique de l’aïeul trônait dans toute l’obscénité de la mort : le blanc nu de l’os tranchait avec le ton brun du bois patiné.
 
            Et les choses n’iraient pas en s’améliorant : Septimus avait demandé à l’architecte d’intégrer cette horrible statuette à la rampe d’escalier en guise de tête de départ. La statuette dominerait donc au cœur de la maison, accueillant de ses yeux caves les invités, guettant tous les faits et gestes des domestiques, épiant de son regard mort quiconque irait à l’étage…
 
            Mais avant de rejoindre la place qui serait la sienne, la statue fut placée, dans un premier temps, dans le bureau-bibliothèque qui jouxtait la chambre conjugale. Une petite victoire d’Emma qui, après une scène où elle exprima sa peur, avait obtenu de Septimus que ce cauchemar exotique ne logeât pas aussi près de leur intimité.
 
            D’habitude, pendant la journée de travail de son époux, Emma passait le temps par la lecture et le piano. Mais la présence dans le bureau-bibliothèque de cette odieuse statue la priva de ses loisirs plusieurs jours d’affilée. Durant cette période, elle profita de la saison, heureusement encore douce, et ne s’évada au fil des pages, dans son divan, qu’au retour de Septimus.
 
            Enfin, n’y tenant plus, poussée par l’ennui que lui causait la pluie tombant drue ce jour, Emma se décida à pénétrer courageusement dans la pièce jusque là évitée. La statue trônait, isolée, sur le bureau de Septimus. Emma frissonna en croisant son regard vide, pensa reculer puis finalement s’installa sur son divan pour reprendre sa lecture, interrompue la veille. Rien ne se passa. Le sentiment d’avoir vaincu sa peur la submergea quand elle entendit le retour de son mari. Tant et si bien que Septimus la trouva esquissant quelques pas de danse autour du bureau où se tenait la statue. Il observa la scène, caché derrière la porte. Il allait redescendre au grand salon quand il entendit un bruit de chute suivi d’un cri de terreur.
 
            Précipitamment, Septimus s’en retourna sur ses pas et entra dans le bureau-bibliothèque. Il trouva sa femme au sol, les yeux écarquillés par l’effroi et l’index pointé vers la statue. Il n’eut pas le temps de l’interroger qu’Emma tomba évanouie.
 
            Elle se réveilla dans son lit, veillée anxieusement par son mari. Le docteur, appelé de toute urgence par Septimus, l’examina sans montrer d’inquiétude. Le médecin conclut à un simple évanouissement dont la cause lui paru évidente après un discret entretien avec sa patiente : elle était enceinte !
 
* * *
 
            « Vague de violence en Nouvelle-Guinée hollandaise. Notre reporter à Hollandia fait état de ce qui ressemblerait à un soulèvement indigène. Pour des raisons inconnues, des émeutes entre habitants du même village ont éclaté. La région est pourtant connue pour son calme et son ouverture aux riches touristes européens et américains. » Otago Herald.
 
* * *
 
            « Monsieur ! Monsieur ! Venez vite… c’est Madame ! »
 
            Le cri de la femme de chambre avait résonné du perron jusqu’au cœur du jardin où Septimus entretenait minutieusement un massif de roses ‘‘Géant des batailles’’. Sans attendre, il jeta ses outils et se précipita vers la maison.
 
            « J’avais bien dit à Madame de ne pas le faire, de ne pas monter… mais elle ne m’a pas écoutée… vraiment, Monsieur, j’ai…
            -- Bien sûr, Clarissa, bien sûr » coupa-t-il sèchement tout en suivant d’un pas pressé la domestique.
 
            Ils arrivèrent tous deux dans le bureau-bibliothèque. Deux valets avaient précautionneusement placé leur maîtresse sur son divan.
 
            « Tout cela c’est la faute de cette maudite sculpture, s’emporta la blessée. Je grimpais prendre un volume quand j’ai cru entendre appeler. Je me suis retournée, personne, hormis cette… cette horreur. Et j’ai perdu l’équilibre.
            -- Emma, Dieu du Ciel… » dit durement son mari. Il congédia d’un signe de tête les domestiques.
 
            « La statue n’y est pour rien, reprit-il adoucissant à peine son ton. Et le médecin vous a formellement interdit tout effort ou acrobatie de ce genre.
            -- Je vous assure, Septimus. C’est la statue la cause, comme la fois dernière. Après m’être apparue, elle m’a parlé. Elle vit, Septimus, elle vit. » Un trémolo rythma ses dernières paroles. Emma éclata en sanglots.
 
            « Vous me croyez folle, n’est-ce pas, demanda-t-elle entre pleurs et inquiétude.
            -- Ma chérie, allons… vous êtes nerveuse à cause de la grossesse, rien de plus.
            -- Non, non, je vois bien que vous me croyez folle. Vous n’étiez pas là, la première fois. Je ne peux oublier ce regard posé sur moi… cette brume aperçue dans le miroir… ce Papou ricanant d’un air menaçant… cette statue en a après moi… oh, Septimus, jetez-la au feu, je vous en supplie.
            -- Cela suffit, Emma, coupa hargneusement son mari. Ce sont des illusions dues à votre état. Cette statue n’y est pour rien. Venez, je vous amène dans notre chambre. »
 
            Les nuits qui s’écoulèrent après cet événement furent sans vrai repos pour lui comme pour elle. Emma cauchemardait sans cesse et lui s’inquiétait pour la santé de sa femme. Parfois il lui arrivait de croire entendre un bruit venu de la pièce à côté. Cela l’éveillait aussitôt mais le bruit trouvait toujours une cause raisonnable : une fenêtre mal fermée d’où sifflait le vent, un chat miaulant au cœur du jardin… Néanmoins, Septimus ne pouvait ôter tout doute de son esprit et il se surprit plus d’une fois, au cœur de la nuit, à sentir poindre une appréhension lorsqu’il passait auprès de la statue, ou s’il portait son regard sur le miroir…
 
            Vint enfin le moment où la statue quitta le bureau-bibliothèque pour être installée au départ de la rampe d’escalier. Immédiatement, cet éloignement de la statuette provoqua chez Emma un sentiment temporaire de soulagement et l’harmonie du couple, ébranlée ces dernières semaines, revint. Comme la grossesse lui imposait beaucoup de repos, elle  n’avait pas à affronter, lors de ses déplacements entre le rez-de-chaussée et l’étage, la présence de cette statue qu’elle craignait tant.
 
            L’aménagement définitif de leur maison fut l’occasion pour Septimus et Emma d’une grande réception. Intense moment de joie qui culmina avec l’arrivée, certes un peu travaillée, d’Emma enceinte. Les hôtes applaudirent avec force vivats. Ces démonstrations de joie tranchèrent avec le silence glacial que provoqua le dévoilement de la statue. Il y eut même quelques cris de surprise terrifiée. Néanmoins la bonne société invitée finit par applaudir, froidement. Puis les festivités reprirent.
 
* * *
 
            Le calme semblait être revenu au sein de la maison, Septimus et Emma goûtaient une tranquillité et une entente que, de leurs mots mêmes, ils n’avaient pas connues jusque là, même au cœur de leur voyage de noces. La grossesse avançait et Emma, hormis la fatigue qui la contraignait à de longues siestes, n’en connaissait pas les douleurs que ses amies déjà mères lui avaient contées.
 
            Une nuit vint briser cette harmonie retrouvée. Le couple se coucha et s’endormit comme d’habitude. En pleine nuit, Septimus se réveilla, alarmé, sans en connaître tout de suite la raison. Un tambourinement l’avait tiré de ses songes. Plus exactement l’intensité sonore des tam-tam était telle que sa conscience avait comprit que le bruit n’était pas dans son rêve mais dans sa maison, tout proche de lui. Se levant, il constata l’absence de sa femme dans le lit et la chambre. Il sortit, pris d’un mauvais pressentiment. Septimus tendit l’oreille : le battement provenait du bas des escaliers. Il ressemblait à un poing frappé contre le sol. En descendant quelques marches, Septimus entendit également des sanglots, eux aussi sourds, étouffés. À mi-chemin, Septimus put voir une forme recroquevillée, frappant le sol et émettant des pleurs. Il reconnut Emma sans peine, et par la posture de celle-ci, il déduisit qu’elle pleurait de douleur. En posant le pied sur le sol du hall, sa peau s’humidifia d’un liquide un peu poisseux et collant. Il poussa un petit cri de surprise qui fit se retourner Emma.
 
            Elle était méconnaissable. Ses yeux étaient rouges de pleurs, ses cheveux collés dans un mélange de larmes et de ce même liquide visqueux. Tous ses traits de visage disaient tant sa douleur physique que sa détresse morale. Dans ses bras, elle serrait une étrange poupée.
 
            Le couple n’échangea aucune parole pendant les quelques secondes qu’il fallut à Septimus pour comprendre que l’irréparable était survenu. Quand il comprit que sa femme tenait le corps sans vie de leur enfant, il ne retint ni ses larmes ni ses cris de souffrance. La maison, jusque là étrangement silencieuse, comme prise par un sommeil surnaturel, fut brutalement réveillée par le malheur qui venait de frapper, subitement.
 
            Aussitôt, telles d’invisibles sentinelles tenues désormais de se montrer, les domestiques accoururent. La mare de sang fit tressaillir les plus fragiles. Clarissa et une autre femme de chambre prirent en charge Emma, tandis que le majordome éloigna Septimus, lui parlant pour tenter de juguler les émotions de son maître. Enfin, le chauffeur partit quérir de toute urgence le médecin qui mit peu de temps à se rendre sur place.
 
            Durant tout ce remue-ménage, l’ombre de la statue dansait à la lueur des bougies. Puis lorsque que quelqu’un eut la présence d’esprit d’employer l’éclairage électrique, récemment mis en place, la statue sembla un dieu de malheur, superbe et terrifiant, tout autant détaché du bas monde qu’observateur scrupuleux et amusé de l’agitation qu’il avait provoquée.
 
* * *
 
« De notre reporter à Hollandia – Rixe tragique. Dans le village secoué dernièrement par de violents heurts entre habitants, les autorités coloniales déplorent un mort, en dépit de la forte présence de soldats et des appels au calme des missionnaires. Le défunt serait un jeune garçon ayant un lien de parenté avec le nouveau chef du village, lequel est en fuite depuis les derniers incidents. Toute cette vague de violence demeure un mystère mais semblerait liée à la succession du précédent chef. » Otago Herald.
 
* * *
 
            Le lendemain et les jours qui suivirent, la maison s’endeuilla. Le couple se mura dans un silence lourd. La tristesse laissa vite place à de la colère. Les domestiques purent entendre les fracas des disputes du couple. Personne ne parvenait à comprendre, à accepter ce drame. Il fallait un coupable, une raison. Bien entendu, Emma ne cessait d’accuser la statue, cette malédiction en bois exotique qui depuis son entrée au sein du couple n’avait eu de cesse d’instiller peur et malheur. Septimus, rationaliste athée, ne supportait pas cette idée de noirs pouvoirs venus briser son couple ; ce n’était pour lui, d’ailleurs, ni une raison ni une explication. Non, c’était nécessairement faux.
 
            Puis, après deux semaines environ, la maison retrouva son calme. Chacun, d’Emma et de Septimus, abandonna les lieux à sa manière. Lui, en se noyant dans le travail, rentrant de plus en plus tard du bureau ou du club. Revenant parfois même éméché voire ivre. Dans ces cas-là, il s’enfermait dans son bureau et les rares domestiques encore debout pouvaient entendre ses pleurs.
 
            Emma, elle, se rendait plus régulièrement qu’avant en ville et en ramenait des ouvrages, des journaux. Petit à petit, elle rassembla un dossier fait de longs passages recopiés par ses soins et de coupures de presse, issus de journaux qu’elle avait commandés.
 
            Enfin advint un moment inattendu où Emma et Septimus se retrouvèrent de nouveau face à face, entre eux, seuls. Emma avait-elle orchestré cette opportunité ou était-ce vraiment un hasard bienvenu ? Quoi qu’il en soit, Emma saisit l’occasion pour montrer le fruit de ses recherches à son mari :
 
            « Septimus, l’interpella-t-elle, Septimus, j’ai quelque chose à vous montrer. » Elle sortit son carnet d’où dépassaient des documents. « J’ai rassemblé… » continua-elle, hésitante devant l’absence de regard ou d’attention manifeste de son époux. Comme elle n’avait pas fini sa phrase, Septimus la fixa enfin, d’un regard vide. Elle reprit sans montrer de signe d’agacement : « J’ai rassemblé des informations au sujet de la statuette. Des ouvrages très sérieux que j’ai eu par la bibliothèque. » Elle lui en lut plusieurs extraits, tous parlant des croyances en la survivance de l’âme du défunt, sa captation par le korvar et les usages divinatoires qu’en font les indigènes de la Baie de Geelvink, lieu principal où sont exécutées et employées ces statuettes.
 
            La curiosité de Septimus fut piquée au vif et il écouta avec attention l’exposé de sa femme. Un passant voyant la scène aurait eu l’impression qu’un répétiteur faisait réviser une étudiante anxieuse avant son grand oral d’examen. Mais à y regarder de près, l’auditeur était ailleurs, comme aspiré vers d’autres réalités, d’autres préoccupations. Quelque chose sonnait faux dans cette scène.
 
            Emma marqua une brève pause, attendit une réaction de Septimus. En l’absence de celle-ci, Emma reprit son exposé : « Maintenant que je vous ai bien expliqué, Septimus, la perception qu’ont les natifs de Nouvelle-Guinée hollandaise de cette statuette, je veux vous montrer que mes peurs n’étaient pas infondées. En effet, depuis notre retour de ce voyage de noces, j’ai reconstitué la chronologie d’évènements troubles advenus là-bas, dans la région de la Baie de Geelvink. Vous verrez que les dates correspondent avec…
-- Cessez de m’importuner avec vos inepties, intervint brutalement Septimus.
-- Pardon ? s’écria Emma la voix imprégnée d’une tension encore contenue. Je vous importune ? Très bien !
-- Non, attendez. Emma ! Ma chérie ! Je... » tenta de corriger Septimus, réalisant la brutalité de son propos. Emma était furieuse. Elle n’écouta aucune supplique, aucune des excuses de Septimus. Elle replia son carnet d’un geste brusque, le prit et s’en alla d’un pas ferme et lourd. Une porte claqua à l’étage et une oreille subtile eût entendu un verrou. Septimus resta seul, muet, le regard embué de larmes.
 
* * *
 
            À partir de ce jour, dire qu’Emma et Septimus s’évitaient aurait sous-entendu qu’ils avaient encore des relations dont ils ne pouvaient se défaire. La réalité était plus crue : il y avait un déserteur et une enfermée. Septimus revenait de plus en plus souvent ivre du club et les cancans allaient bon train en ville, à tel point que les domestiques eux-mêmes devinrent gênés par ces ragots sur leur maître. Emma fit réagencer la maison et occupait désormais la chambre d’ami qui jouxtait le bureau-bibliothèque, unique pièce que le couple ‘‘partageait’’.
 
            Pour ne plus croiser la statuette, Emma empruntait un petit escalier de service lorsqu’elle voulait quitter de la maison. Mais cela se faisait rare : elle vivait littéralement dans sa chambre, recluse. Pourtant, une fois, elle sortit, comme sur le coup d’une envie insensée et impérieuse. Elle alla au cinéma.
 
            Ce soir était étouffant de chaleur, une suffocation amplifiée dans la salle de spectacle. Comme d’habitude, avant le film furent projetées les actualités puis un bref documentaire, sans rapport, d’ailleurs, avec le film à suivre. Ce documentaire traitait des cannibales de Mélanésie. Alors que l’écran montrait un chef papou à l’air effrayant, un cri de terreur s’éleva au cœur de la salle, provoquant des réactions de surprise dont l’évanouissement de quelques dames effarées. Emma, comme possédée, se leva et pointa du doigt l’image puis hurla, affolée : « C’est lui ! C’est lui ! » Elle sortit en courant. Personne ne la revit.
 
* * *
 
            Kathy hérita du ‘‘manoir’’, comme l’appelait son amie Virginia, de son grand oncle qui ne l’avait plus habité après la mort de sa femme, quelques mois plus tôt. Une couche de poussière recouvrait le sol et les meubles avaient été protégés par des draps blancs. Les pièces avaient quelque chose d’un antique tombeau inviolé, le silence de l’endroit en devenait pesant. Kathy suivait de près son amie, mais elle s’arrêta quand elle vit l’étrange statue. Elle la regarda, fascinée.
 
            « Brrrr… elle me fiche la frousse… dit Virginia en se tournant vers Kathy, affairée dans le grand salon. Un goût pour le morbide, ton grand-oncle ?
-- Ne te moque pas, Virginia. C’est un souvenir, un voyage je crois… Mon grand-oncle y tient beaucoup.
-- Je ne me moque pas, il a la gentillesse de nous laisser ‘‘son manoir’’. Pourquoi n’y habite-t-il plus ?
-- Une triste histoire… suite à un drame, feue ma grand-tante est devenue folle. D’après les anciens domestiques, elle accusait cette statue de tous ses maux… Paradoxalement, mon grand-oncle ne l’a pas jetée ou vendue mais s’est attaché plus encore à cet objet, souvenir de son bonheur perdu. Mais, en ayant toujours ce fétiche sous les yeux, il ne quittait plus son chagrin. Ma mère l’a donc convaincu de s’installer ailleurs pour oublier, qu’il passe à autre chose.
-- Voilà un bon sujet pour une nouvelle : je garde cela en tête ! » s’enthousiasma Virginia. Elle se rapprocha de son amie, l’enlaça.
 
            « Nous serons bien ici, Kathy. Un havre pour écrire et vivre comme nous le souhaitons. »  Elles s’embrassèrent.
 
* * *
 
            Les premières semaines qui suivirent furent consacrées à leur installation. La maison étant trop grande pour elles deux, elles n’occupèrent que l’étage : les pièces essentielles à leur vie s’y trouvaient. Après l’emménagement, Kathy et Virginia se consacrèrent principalement à l’écriture. Chacune travaillait à son grand œuvre mais de petites distractions leur permettaient de souffler un peu dans cet intense effort.
 
            Virginia aimait à observer la statue, c’était sa manière favorite de sortir de la rédaction de son roman. Kathy la taquinait, mimant de la jalousie comme si Virginia avait fait de cette sculpture exotique, son amant. Une fois, Kathy croqua son amie en pastichant l’extase de Sainte Thérèse, la fameuse statue du Bernin : elle la caricatura en pleine contemplation du korvar, devenu son dieu.
 
            Un soir, alors que les deux femmes avaient réuni quelques ami.e.s intimes, le dessin circula. Et outre les rires, il déclencha des compliments sur l’expert coup de crayon de Kathy. Une des réflexions figea Virginia. Kathy le vit mais attendit le retour au calme pour en savoir plus.
 
            « Ce n’est rien, je suis un peu fatiguée… et mécontente de moi, répondit Virginia, évasive.
-- Tu m’en veux d’avancer mon roman plus vite que toi, s’enquit timidement Kathy.
-- Non, affirma-t-elle sèchement.
-- Tu mens, Virgy. Ne sois pas si exigeante avec toi-même…, tenta de la rassurer son amie.
-- Je n’ai pas besoin de ton soutien ni de ta sollicitude, merci » tempêta Virginia.
 
            Elle quitta le lit sans écouter davantage Kathy. Elle se résolut à s’endormir mais, au cœur de la nuit, son amie ne l’ayant pas rejoint, elle se leva discrètement et alla voir où Virginia pouvait être. Kathy la trouva, une nouvelle fois agenouillée devant la statue, dans une contemplation hypnotique. Cette scène donna des frissons à Kathy mais elle finit par interpeller Virginia. Kathy enlaça son amie, les deux femmes échangèrent quelques mots puis retournèrent dans leur chambre, réconciliées.
 
* * *
            Ces petites disputes émaillèrent les jours suivants, avec plus ou moins de force. La  concentration nerveuse de chacune était à son comble : Virginia patinait dans son roman mais Kathy achevait son projet – un recueil de nouvelles – au rythme presque industriel d’une histoire par jour ! Kathy évitait de plus en plus d’échanger sur ses écrits. Elle sentait combien Virginia la jalousait et trop de disputes avait commencé à cause d’une relecture ou d’une remarque sur leurs textes. Comme à chaque fois, le refuge de Virginia était les premières marches, près de la statue. Cela aurait pu être enfantin voire ridicule si cette manière de bouder ne tournait à l’obsession : tout, pour Virginia, devint prétexte à délaisser ses activités pour aller contempler ce fétiche, pourtant mille fois observé. Kathy ne se formalisa pas : par le passé, Virginia avait déjà montré cette apathie douce-amère… Toutefois c’était la première fois qu’elle en arrivait à être aussi aigre. Cet état nerveux pesait sur Kathy. Elle se consolait en se disant que cette humeur passerait.
 
            Il sembla qu’elle eut raison d’attendre : après de longues semaines de spleen, passées en amour platonique avec le korvar, Virginia retrouva son moral et reprit avec fougue la rédaction de son roman. Elle mit le point final à son histoire en même temps que Kathy terminait ses retouches sur son recueil. Et c’est ensemble, comme pour marquer une harmonie retrouvée, que les deux femmes déposèrent leur écrit chez leurs éditeurs.
 
* * *
 
« Au succès ! À Katherine ! »
 
            Les coupes de champagne tintèrent d’un beau son clair de cristal et tout le monde se rassasia d’une gorgée de ce nectar très français – un vrai luxe importé directement du Vieux Continent jusqu’ici, aux antipodes.
 
            La maison était bondée : Virginia et Kathy devant le nombre de réponses positives avaient décidé d’aménager le grand salon du rez-de-chaussée pour que tou.te.s les invité.e.s fussent à leur aise. Outre leurs plus proches ami.e.s, des parents, l’éditeur de Kathy et sa femme étaient présents, sans oublier une large part de la bonne société de la ville. La chose était assez cocasse car c’est précisément pour éviter cette caste-là que Virginia et Kathy avaient décidé d’habiter ‘‘le manoir’’. Ironie du sort supplémentaire, la maison traînait une réputation aussi sulfureuse que celle des deux femmes… mais ce soir, apparemment, ces messieurs-dames n’en avaient cure, Kathy et Virginia étaient redevenues fréquentables. À dire vrai, un tel succès d’édition pour une enfant du pays avait du bon pour les affaires, comme le directeur d’un des grands hôtels de la ville l’avait confié à Kathy.
 
            La fête battit son plein jusque tard et il fallut à Virginia et Kathy le renfort de quelques amis encore assez sobres pour mettre à la porte les derniers gentlemen, plus qu’ivres, qui insistaient pour un ultime verre. Enfin seules, les deux femmes soufflèrent.
 
            Kathy était épuisée et ne tarda guère à aller se coucher. Virginia, elle, n’avait pas sommeil. ‘‘Quelque chose’’ la taraudait. Elle tourna plusieurs fois dans la maison endormie. À l’aube tout devient net : Virginia, hagarde, se rendit dans la grande cuisine, s’empara d’un long couteau et monta à l’étage.
 
            Kathy l’entendit, elle s’étira et lui sourit. Elle changea d’expression devant l’air hypnotisé de son amie. Kathy n’eut pas le temps de décrocher un mot que Virginia bondit sur elle et la poignarda avec un acharnement sauvage, en hurlant : « Tu m’as volé ma place ! Meurs ! Meurs ! MEURS ! » Et aussi soudainement que la crise l’avait prise, Virginia s’évanouit.
 
            Dans l’après-midi lorsque la police, alertée par un coup de téléphone anonyme, enfonça la porte, les agents trouvèrent Virginia à demi-consciente sur les marches, au pied du korvar, les habits ensanglantées. Comme possédée, en pleurs, elle ne cessait de murmurer en boucle : « Pourquoi m’as-tu dit de le faire ? »
 
* * *
 
« De notre reporter à Hollandia – Fin des violences en Nouvelle-Guinée hollandaise. Aussi rapidement qu’elles étaient apparues, les émeutes qui ont secoué des villages de la région de la Baie de Geelvink ont cessé. Les autorités coloniales n’ont guère d’explication. Un missionnaire, longtemps en poste dans la région, a expliqué à notre reporter que ces rixes auraient eu pour origine le vol d’une statue de bois, chère aux natifs, et selon eux, dotée de pouvoirs magiques. Le coupable serait le nouveau chef indigène, mieux disposé envers les Hollandais. Son larcin lui aurait permis de s’imposer face à ses rivaux. Ceux-ci, alliés à des partisans de l’ancien cacique, dont l’effigie semble être l’objet dérobé, se sont donc lancés dans une vendetta. Le fils puis le nouveau chef lui-même comptent au rang des victimes. L’objet demeure, quant à lui, introuvable. » Otago Herald.


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