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Aramis
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"Un Dîner de Sang" de K. Jaski Empty "Un Dîner de Sang" de K. Jaski

Sam 1 Mai - 16:06
Notre père était mort depuis quelque temps. Nous n'avions plus de lui que cette maison délabrée. 
Un peu plus tôt dans la soirée, un orage terrible avait éclaté. Ma sœur et moi étions alors assises autour de la vieille table en chêne du salon. Un éclair se fracassa devant nous dans la cour. La seule ampoule qui pendouillait piteusement au plafond grésilla.
— T'as vu ça ? Fouah ! C'est passé vachement près ! 
— Carrément ! 
Une forte odeur de soufre planait. Ma frangine me confia qu'elle souffrait depuis un moment de troubles urinaires. En effet, elle enchaînait les infections. 
— Et du coup, t'as vu un médecin ?
— Oui, plusieurs, même. Les traitements me font plus rien. J'en suis au stade où je pisse le sang. Ça fait un mal de chien ! Je pense que c'est le stress. Et je crois que je ne m'hydrate pas assez. Le problème c’est surtout le soir, je ne peux boire aucune goutte d'eau. 
— Comment ça, tu ne peux pas boire d'eau ? Sinon quoi ?
— Ben sinon... 
La foudre s'abattit encore et lui coupa le sifflet.
L'ampoule souffrait et s'essoufflait. La forte odeur de soufre s’imposait. Des particules électriques significatives irisèrent et illuminèrent la pièce.
Alors je compris. Même si je savais ce qu'on risquait, je posais à ma sœur cette question : 
— Tu parles du soir... Est-ce que ce serait pas plutôt quelque chose que tu vois à ce moment-là ? 
Audrey savait que je me connectais aux entités, quelles qu'elles soient. Je n'aimais pas celles du Bas. Elles forçaient mes rêves, bien souvent. Je ne les voulais pas dans ma réalité. Pourtant, là, je voyais vraiment quelque chose. 
Je poussais ma sœur à parler. Elle craqua. 
Chaque nuit lorsqu'elle allait se soulager, un homme translucide à l'habit d'ouvrier sortait de la salle-de-bains, passait devant les toilettes où elle était recroquevillée, et traversait le salon... Avec la tête de sa femme tranchée dans une main. 
En même temps qu'elle me le racontait, je voyais l'individu à l'ouvrage... Là, il ouvrait une fenêtre superposée à celle que nous avions déjà, et jetait la tête dehors, en articulant quelque chose comme « bon vent, sa.ope ! ».
Les sanglots s'accentuaient :
— Karine, dis-le, tu vois quelque chose ? 
— Ben...
— Me dis pas qu'il est derrière moi maintenant ?! 
— Disons que ça y est, il vient de passer avec ce que tu sais...
Littéralement, elle s'envola au-dessus de la table pour se coller à moi.
— Tu comprends pourquoi j'ose plus pisser ! La première fois, j'ai cru que j'étais encore en train de dormir. Que c'était une sorte de rêve. Mais ça s'est reproduit à chaque fois, À CHAQUE FOIS, PUTAIN ! J'en peux plus. Ça me bousille !
Tu m’étonnes Simone.
Ma mère nous rejoignit, alertée par les cris de ma sœur. 
— Arrête de lui foutre la trouille ! T'es vraiment... Conne !
Ma génitrice avait toujours le mot sympathiquement revanchard, à mon égard. 
— C'est pas moi qui lui fous la trouille, comme tu dis. Elle voit un gars avec la tête de sa femme à la main quand elle va aux W.C. C'est pour ça qu'elle a des infections urinaires. 
— C'est quoi cette histoire Audrey ? 
Audrey pouvait plus parler. 
— Bon. Toi aussi la Mère, t'as vu des choses bizarres ? Parce qu'on peut pas dire que tu sois d'humeur sereine non plus, hein ! 
— Oh ça va la Grande, laisse-moi tranquille ! T'es toujours là à m'emmerder.
— Il y a forcément quelque chose qui te tourmente. Tu devrais être tranquille, pourtant, sans le Père pour te faire chier, depuis le temps ! Mais on dirait que tu te complais à être malheureuse. Maintenant qu'on en parle, autant y aller franchement ! Je suis pas sûre que dans ton cas ça règle tout, mais faut bien commencer quelque part...
— T'es une vraie teigne, et ça, c'est pas prêt de changer ! 
— Si tu le dis ! N'empêche que ça n'enlève rien à la vérité. 
— Ouais, TA Vérité ! Oh allez... Moi vos conneries... J'ai plutôt envie de parler des problèmes avec le locataire, là. On fait comment ? 
Je dois avouer que cette femme avait une réelle faculté : celle de revenir rapidement aux choses matérielles. Ça devait être un mode de survie. Oui, elle avait déjà zappé que ma sœur crevait de voir un ectoplasme bien dégueulasse toutes les nuits.
D'ailleurs, pendant qu'elle déblatérait, le gars de la salle-de-bains continuait ses activités morbides. C'était assez perturbant. Et je compris que nous étions tombées dans une sorte de boucle. Me concentrer sur des histoires purement pécuniaires m'était donc difficile. Mais bon... C'était vrai : il nous arrivait de louer certaines parties de la baraque sans être toujours payées. Ma mère laisser trop couler au début et ensuite, elle se faisait couillonner. Bien sûr, quand je voulais m'en mêler, elle m'envoyait bouler.
Et maintenant, ça faisait cinq mois que le garçon creusait sa dette ; et comme d'habitude, elle me demandait de l'aider... Mais alors que ma daronne insistait sur une solution à trouver vis-à-vis de ce dernier parasite, un phénomène plus inquiétant que l'ouvrier et sa pauvre bonne femme m'apparut : je vis le visage de ma mère s'enflammer. Non pas du feu de la colère, comme c'était coutumier, mais de grandes flammes jaunes au cœur rouge vif. 
Le garçon à qui elle louait, était connu comme délinquant. C'est lui-même qui nous l'avait fait comprendre en s'affichant en caleçon, à chacune de nos réclamations, la cheville prise dans un bracelet électronique. Et il y avait eu le sachet de shit dans la cour... Mais de là à foutre le feu chez nous ? 
Et pourtant... Alors que ma chère petite maman continuait son laïus sur les loyers impayés, je discernais ce que j'appelle la « carapace » (le spectre futur, en quelque sorte) de ce garçon, balancer le contenu d'un baril d'essence dans le salon, pile sur le lit où dormait ma mère depuis le décès de mon paternel.
 
— Tu crois qu'il faut que j'aille taper à sa porte ? me demanda-t-elle, pragmatique, ignorant tout de mes visions d’épouvante.
 
— Ecoute... Le gars va pas payer. Ça sert à rien de le harceler. La seule solution, c'est de lui signifier son départ ra-pi-de-ment. Sinon, ça va vraiment dégénérer. 
Je savais de quoi je parlais : les flammes du turfu la bouffaient littéralement, et malgré toutes nos rancœurs, j'étais horrifiée. 
— Pourquoi tu fais cette tête ? T'as vu quelque chose ? s'inquiéta-t-elle, enfin.
— Je croyais que tu t'en foutais ! 
— Qu'est-ce que je regrette d'avoir eu une gamine pareille... Si t'as vu quelque chose, dis-le, BORDEL !
— Ouais, j'ai vu qu'il allait te faire flamber la saucisse. T'es contente ?
Soudain, un nouvel éclair. Fulgurant. L'unique ampoule éclata. 
Alors, quelqu'un frappa à la porte. 
Je chuchotais :
— Ne répondez pas... 
— C'est le locataire, tu crois ? 
— C'est possible.
— C'est parce qu'y'a plus de courant, en déduit piteusement ma sœur. Il vient réclamer...
— Qu'il ose, tiens ! éructa ma mère.
— Putain, mais chut... 
Je me penchais, pour voir l'ombre humaine ( ?!) qui se dessinerait sûrement à travers la vitre opaque de la porte d'entrée. 
Un jeune homme traversa cette porte. Fermée à clef de l'intérieur. C'était bien le locataire. Enfin sa carapace. 
— Surtout, ne bougez pas, murmurai-je.
— Qu'est ce que...
— Tais-toi la Mère... Ton locataire est là, avec un peu d'avance. Lui et son bidon d'essence. Donc, pitié, ferme-là.
Il approcha. Et sans hésitation, il aspergea le petit lit électrique que, dans son monde, il devait croire occupé. Lorsqu'il craqua l'allumette, ma famille vit comme moi son faciès froid.
 
— Ne réagissez pas. N'interagissez pas. 
— Hiiii... Ne put retenir ma sœur.
L'enveloppe du locataire hésita. 
Silence. 
Enfin, il s'en alla.
— Il va y en avoir d'autres. Je le sens.
—Comment ça ? couina ma mère. 
— Toutes les âmes tourmentées qui vivaient là avant, maintenant et après, 
dans la maison, sur le terrain, autour, dans la ville... Je ne sais pas jusqu'où ça va... Il y a une faille, je crois. C'est l'orage. Quand la foudre a frappé, elle a dû fracturer deux dimensions. Il faut faire quelque chose. 
— Faire quoi ? souffla ma sœur.
— Puisqu'on est là, autour de cette table... Oui... On va organiser une sorte de... Dîner. 
— QUOI ? T'es folle ? Ah non hein ! glapit ma mère. Je savais que t'étais cinglée, la Grande, mais alors là...
— On n'a plus le choix. Sinon, on va être coincées avec eux dans cette boucle.
— Ils nous entendent pas, là ? s’inquiéta Audrey.
— On dirait que non. Du moins, pas encore… Merde, y'a l'autre qui remonte les escaliers. Et j'entends des gargouillis dans la salle-de-bains. 
— Ah, je veux pas ça. Non, s'teu-plaît. Fais-les pas venir... supplia ma sœur.
— Si-si, la Grande a décidé de nous foutre les jetons pour de bon, et d'organiser une grosse bouffe pour tous les enfoirés de revenants du coin !
— C'est pas moi, j'y suis pour rien ! Ils vont venir, de toute façon. De partout. Vous les voyez aussi maintenant, non ?!
— Qu'est-ce qu'on doit faire ?
—L'idée c'est de les regrouper. Et on verra bien. Je ne sais pas. Autant les accueillir. Comme dans un grand banquet. Il y aura de tout ; vous verrez de tout. Quoiqu'ils fassent, agissez le plus normalement possible. 
— Ça veut dire quoi, « normal » ?
— Ça veut dire, tranquille !
Il fallait commencer avec l'ouvrier à la tête tranchée. Je m'élançais, au moins pour montrer l'exemple.
— Monsieur ! Oui, vous avec la tignasse à la main ! Ça vous dirait un petit apéro ? Tiens Maman, vas nous chercher des chips et quelques olives. Audrey, tu sais où est le Pastis du paternel, non ?
Bafouillante :
— Je sais plus... Ça fait sept ans qu'on y a pas touché. Peut-être là, dans ce placard. 
— Nickel ! Je vous laisse vous installer. Oui, oui, vous pouvez vous mettre là, en face. La tête ? Ah, vous pouvez la poser par terre. Ça va faire des tâches ? Et bien...
— C'est pas grave, je nettoierai ! coupa ma mère, les bras chargés de choses à grignoter. Un petit coup de Javel, et on n'en parlera plus ! 
Elle semblait prête à tout pour que ça se finisse. Stoïque, elle s'adressa au locataire :
— Eh le jeune, vous voudriez pas me donner un petit coup de main ?
Le pique-assiette au destin meurtrier tapa dans le paquet de chips avec l'os de ses doigts brûlés, avant de le déposer presque poliment sur la table. Je n'ose décrire l'expression de dégoût qui s'afficha sur le visage de ma mère. Mais passons. Les festivités ne faisaient que commencer. 
Un à un, les vauriens et vauriennes s'engouffraient par la porte d'entrée pourtant bien fermée. Ou bien, ils émergeaient des murs, du sol, du grenier... 
Il y avait cette cantatrice toute vêtue de rouge, qui aurait vécu à deux pas d'ici dans une maison art déco. Elle s'était invitée au bras de ce petit brun moustachu.
Alors qu'ils traversaient ensemble le couloir, elle se mit à hurler avec sa voix de crécelle, et se contorsionna sur le sol. Ma mère et ma sœur furent comme moi, saisies d’effroi. Quel avait bien pu être le crime de cette femme, puisque pourtant, elle semblait victime ?! J'allais le découvrir.
Le petit moustachu s'assit près de moi, à table. C’est alors que sous la nappe, je le surpris du coin de l'œil versant vite fait le contenu d'une fiole sur du pain ! Quel malaise, quand il me passa la panière… Mais je ne montrais rien. Il me prenait pour la cantatrice, une grande empoisonneuse, qui après avoir séduit un de ses frères diplomates, l'avait fait disparaître. Le moustachu voulut se venger. Il l'avait ferrée à son tour. Attendrie, elle lui avait tout appris de l'art de faire passer l'amertume des poisons. Ainsi, une fois qu'il eut connu la chanson, la cantatrice finit par expier dans une dernière expiration !
 
La scène se reproduisit une bonne dizaine de fois. C'en devenait presque lassant. Dans le même temps, d'autres participants exerçaient eux aussi leurs « talents »... Des scènes toujours plus pathétiques, autour d'une belle table garnie :
Un homme qui se pendait à notre pauvre lampe (qui fut un lustre rustique), après y avoir étranglé ses enfants.
Une femme rondelette recouvrant une soupière d'où elle avait placé une portée de chatons.
Dans un grand plat, un homme dépeçait vivant un ami devenu gênant.
Un dîner presque charmant. Atroce. Un vrai Dîner de Sang.
Ma mère et ma sœur faisaient mine de rien. Mais je voyais l’enfer dans leur œil désespéré, entre deux événements répugnants qui se répétaient. Tout le vice concentré dans une pièce. Cela devait cesser. Ou bien pour toujours, sur nous la faille allait se refermer.
En regardant par la fenêtre, après un énième craquement de foudre, j'eus une vision : mon père. Il était planté là, dans le jardin. Il me fixait. Alors, tout se cristallisa en l'instant : le passé, le présent ; le mort, le vivant... 
Je redevins petite. Il voulait me faire un câlin, je le savais, car il ouvrait tout grand ses bras. Mentalement, je le repoussais. J'étais en colère. Il me dit : 
— C'était avant, ma Grande. Si la haine est un moment, l'Amour est permanent. 
Alors j'acceptais. J'acceptais que l'horreur existe pour qu'elle puisse disparaître. Je me serrais contre son gros ventre. Et je retrouvais mon père, celui de Toujours, celui de tous les temps. 
Avant de disparaître, son esprit chuchota à mon oreille : 
— Vise le gaz, ma Grande... 
D'abord, je n’ai rien compris rien.
Puis je me suis souvenue de son vieux fusil à plombs, toujours chargé, posé sur le râtelier de l'entrée, devant le salon. De la petite bonbonne de gaz, posée sur le buffet. 
J'ai pris la carabine rouillée.
Et j'ai tiré.
Pour commencer, il y eut cette magistrale explosion de paillettes, qui recouvra tout de beauté (les millions d'éclats métalliques sous pression ?!).
Alors y succéda une colossale implosion : toutes les entités furent comprimées, amalgamées les unes aux autres.
Ensuite, elles furent soufflées jusqu'à un trou béant, dans un son digne du plus puissant aspirateur. 
Du plus puissant inspirateur.
C'était la fin.
Et le début. 
Je retrouvais ma mère. Ma sœur. Et tout un tas d'animaux hébétés.

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