LÉGENDE, la revue SFFF - FORUM
Vous souhaitez réagir à ce message ? Créez un compte en quelques clics ou connectez-vous pour continuer.
Le Deal du moment : -55%
Coffret d’outils – STANLEY – ...
Voir le deal
21.99 €

Aller en bas
Aramis
Aramis
Admin
Admin
Messages : 78
Date d'inscription : 15/04/2021
Age : 404
https://revuelegende.wordpress.com/

"Thildania" de Catherine Barcelonne Empty "Thildania" de Catherine Barcelonne

Sam 1 Mai - 16:20
Agus bouillait de rage. Comment son père, le roi Boran, avait-il pu accepter la décision des prêtres ? Bien sûr, l’athlétique prince savait les hordes démoniaques en chemin, à quelques semaines des frontières de Thildania. Les quelques survivants des nations voisines qui avaient réussi à atteindre le pays avaient décrit ces créatures et les atrocités qu’elles perpétraient sur leur passage.
Les poings serrés, Agus faisait les cent pas dans le cabinet d’attente. Ni les rideaux de soie, ni les moelleux tapis qui isolaient le sol du froid hivernal n’atténuaient, par l’agréable ambiance qu’ils produisaient, la colère du jeune homme. Les battants s’ouvrirent enfin et deux soldats impassibles s’écartèrent devant le colosse. Avec hâte, il se dirigea face au trône, s’agenouilla et attendit que son père l’autorisât à parler. Le vieux roi fit signe à sa garde de le laisser seul avec Agus. Tendant la main décharnée pour apaiser son champion il prit la parole d’une voix chevrotante.
— Je me doute du motif de ta présence mon fils, mais laisse moi d’abord t’exposer la situation. Comme tu le sais, l’ennemi arrive. Sa provenance nous est inconnue, mais ce dont nous sommes certains, c’est qu’il ne sème que mort et souffrance sur son passage. Nous sommes confrontés à des monstres dont nous ignorons les points faibles. Notre armée compte cent mille valeureux soldats, qui combattront à un contre dix sans savoir où frapper. Nous courrons à l’échec. Les prêtres de Thildania se sont enfermés durant trois jours et l’oracle a accouché d’une prophétie « seul le sacrifice d’une âme pure de sang royal pourra défaire l’armée surgie des tréfonds des enfers ». Ta sœur est l’unique personne à correspondre à cette description. Ne crois pas que mon cœur ne saigne pas.
Agus vit rouler une larme sur les joues parcheminées de son géniteur. D’une main celui-ci la balaya et reprit.
— Je donnerais ma vie si cela était possible, mais elle seule peut sauver des millions de gens qui sinon mourront bientôt dans d’atroces souffrances. Et si nous ne suivions pas la prophétie, Darunee ne serait pas pour autant épargnée. J’ai ordonné le plus grand secret pour l’instant, espérant un miracle, même ta sœur n’est pas au courant. Comprends-tu que nous n’avons aucun autre choix ?
Agus leva les yeux et darda un regard furieux dans celui, fatigué et affligé, de son roi.
— Père, j’entends vos propos, mais ne puis les accepter. Comment en ôtant la vie de Darunee pourrions-nous vaincre ces créatures démoniaques ? Laissez-moi tenter l’impossible. Je requiers la permission de partir trouver Cai et de lui demander de son aide.
Agus put discerner une étrange lueur passer dans les yeux délavés de Boran, mélange de peur et de tristesse. Un soupir accueillit la sollicitation.
— Je me doutais bien que je ne pourrais t’empêcher d’agir. Mais souviens-toi que Cai a été bannie il y a fort longtemps pour avoir assassiné ta mère.
Agus se redressa de toute sa hauteur, faisant jouer les muscles sous son manteau de cuir.
— Père, je connais depuis mon enfance cette tragédie. Mais je dois essayer, Cai est une puissante magicienne et peut-être que le temps passé à expier son crime, retirée du monde, l’aura ramenée du côté de la lumière.
À bout d’arguments pour retenir son héritier, le vieux roi se leva du trône de bois rouge scintillant de pierres précieuses et vint enlacer le prince.
— Il en sera donc ainsi mon fils, va vers ton destin, mais jamais ne fait confiance à personne.
Agus fit immédiatement préparer sa monture et mander son conseiller Eggi le nain. Il avait refusé de s’entourer d’une escorte, désirant rester discret sur les routes.
— Je pars immédiatement pour les marais. Nous partons immédiatement.
Vingt jours plus tard, tous deux traversèrent la frontière lugubre s’ouvrant sur le sentier tourbier du marais maudit, sinistre royaume de la sorcière déchue. Ils n’avaient pas fait cinq pas que les chevaux hennirent de frayeur. Sous leur poids trop important, la sphaigne avait cédé, enlisant leurs pattes jusqu’aux genoux. Prestement, Agus sauta de son étalon et tira sur les rênes pour l’aider à s’en extirper. Le nain l’imita, plus lentement pour ne pas chuter dans les eaux stagnantes. Sa petite jument, plus légère, fut néanmoins la première à s’extraire du bourbier. Ils firent marche arrière tout en calmant les équidés par de douces paroles murmurées. Le grand pur-sang gagna le sol ferme d’un seul bon, tandis que la haquenée d’Eggi posait un sabot après l’autre avec maintes précautions. Ce dernier l’encourageait.
— Allez ma belle, plus que deux mètres et tu seras sortie d’affaire.
Il termina sa phrase par un cri d’effroi. Une chose gluante avait émergé des eaux sombres et remontait le long de la patte arrière de sa jument. Agus dégaina sa dague et se précipita sur l’invertébré. Avant qu’il ne le tranche en deux, la créature eut le temps d’ouvrir une large gueule, dévoilant trois rangées de crocs pointus et acérés, qu’elle planta avidement dans la croupe du pauvre herbivore. Celui-ci se cabra sous l’effet de la douleur et partit dans un galop affolé, ruant de-ci de-là pour tenter de détacher le parasite. Même coupé en deux, celui-ci maintenait sa prise. Quelques instants plus tard, Eggi vit sa douce Rosy ralentir, puis s’effondrer. Le nain s’élança vers sa fidèle jument, courant aussi vite que le permettaient ses courtes jambes. Le prince arriva avant lui et attendit son ami, agenouillé près de l’animal. Au regard plein de compassion qu’il lui lança, Eggi comprit que la situation était grave
— Laisse-moi abréger ses souffrances pour toi.
Avec une infinie douceur, Agus prit le couteau de son ami et alla se positionner derrière le crâne du pauvre animal.
Eggi ne pouvant plus dire un mot, assentit par un hochement de tête. Le nain vint se placer à l’encolure de sa jument, la caressant et lui murmurant des paroles d’adieu. Il avait une confiance totale dans l’habileté de son frère de lait. Le crâne transpercé, Rosy, dans un dernier spasme, expira une ultime fois. Le prince savait l’attachement qui liait son ami à sa monture. Il le laissa la pleurer et alla s’occuper de son destrier.
Quand Eggi le rejoignit, les yeux rougis, il portait son sac à dos qu’il avait rempli des choses nécessaires.
— Maudit marais ! Maudite guerre ! Maudite sorcière ! Je la trancherai en menus morceaux et les jeter en pâtures à ses monstres de compagnie.
— Je suis désolé. Je sais combien tu aimais ta jument, mais j’ai une mission à mener à bien et nous devons partir maintenant. Te sens-tu capable de traverser à pied ?
— N’envisage même pas une seconde de m’abandonner sur le sol sec ! Je viens de perdre ma Rosy et je compte te protéger du mieux que je peux ! Prenons chacun une torche, le feu tiendra les bêtes à distance.
En silence, ils s’engagèrent donc pour la seconde fois sur le sentier détrempé. Ils se déplacèrent lentement, à l’affût du moindre bruit, du moindre frémissement de l’eau stagnante. Eggi avait décidé d’ouvrir la marche, et le prince lui avait laissé ce privilège, se disant qu’il pourrait ainsi plus secourir son ami s’il était dans son champ de vision. Au chaque clapotis, ils tendaient leurs torches vers l’onde et pouvaient parfois distinguer la forme serpentine d’une écœurante créature. Ils avaient vite remonté leur cache-poussière, mesure peu efficace, mais qui atténuait quelque peu les odeurs acres putrides qui mettait leurs estomacs à rude épreuve. Trempés par la brume, frissonnant de froid, ils persévéraient néanmoins sur les étroits méandres de bousin glissant. Près de quatre heures s’écoulèrent ainsi, lorsqu’ils débouchèrent sur une surface plus grande, plantée en son centre d’un arbrisseau chétif. Fatigué par cette marche périlleuse qui avait mobilisé toute leur attention, cet îlot leur parut salvateur. Alors qu’Eggi, immobile, fixait d’un regard hagard les branches grêles et nues du baliveau, Agus se mit en quête de tourbe plus sèche. Quand il en eu amassée une quantité suffisante, il sortit un peu d’amadou qu’il coinça entre son pouce et son silex. Puis il frappa le tout de son briquet d’acier. Très rapidement le champignon s’embrasa et rejoignit les sphaignes déshydratées. Il s’employa dès lors à souffler sur les maigres braises jusqu’à ce que quelques flammes jaillissent de cette épaisse fumée malodorante
— Bonjour Agus. Comme tu as grandi ! Je t’ai laissé petit garçon et je te retrouve homme fait !
La voix était douce et s’harmonisait avec la fine silhouette drapée d’une bure couleur anis. Le neveu reconnut immédiatement sa tante, dont les traits étaient gravés dans sa mémoire d’enfants. Quelques rides aux coins des yeux et l’argent de sa chevelure attestaient néanmoins des années passées.
Sur ces mots, Cai se retourna pour saisir un panier de pique-niques et continua son récit.
— Après mon bannissement, le sport national en Thildania fut la chasse à la sorcière. Nombreux furent les chevaliers désœuvrés, les aventuriers en quête de reconnaissance ou les simples fermiers attirés par l’appât du gain qui tentèrent leur chance. Les marais existent bel et bien, mais ils se situent plus à l’est. Je me suis installée ici, mais lasse d’être poursuivie, j’ai créé un mirage. Quiconque veut me trouver se retrouve piégé dans ce bourbier hallucinatoire et vit des expériences horribles. La plupart des candidats se dépêchaient de rentrer bredouille, invoquant la puissance maléfique de la démoniaque sorcière que j’étais. Ces boniments eurent deux effets. Les gens commencèrent à me craindre et me laissèrent tranquille, mais ils confirmèrent aux sceptiques que j’étais bien l’abominable harpie qui avait tué leur reine. Comme je te l’ai déjà dit, ta jument se porte comme un charme. Au lieu de planter le couteau dans sa nuque, Agus l’a enfoncé dans une souche moisie.
Le prince choisit l’honnêteté et relata tous les faits depuis l’invasion des monstres. Quand il eut terminé, il regarda Cai dans les yeux en lui demandant la vérité.
— Soit tu es à l’origine de ces abominations, et nos heures sont comptées. Soit tu n’es pour rien dans ce déferlement démoniaque et tu peux peut-être nous aider.
La sorcière éclata d’un rire sans joie.
— Hélas, mon cher neveu, même si je le voulais, je suis assignée à résidence dans cette belle prairie. Autrefois j’aimais tant te raconter une histoire avant que tu ne t’endormes ! Aujourd’hui, pour rattraper le temps perdu, je vais t’en narrer deux. Ou plutôt, d’un fait tu découvriras deux versions. Voici le premier récit, celui que tout le monde connait plus ou moins :
En Thildania, un heureux évènement se préparait. La première dame devait donner un second héritier à Thildania d’ici quatre mois. La magicienne Cai, jalouse de ne pas être reine à la place de la reine, profita de ce qu’elle se trouvait seule avec elle, pour mener à bien son forfait. Elle ferma le verrou de la chambre et ensorcela la pauvre malheureuse. Les hurlements de la souveraine alertèrent les femmes de compagnies, qui devant la porte close allèrent quérir la garde. Mais lorsqu’enfin ils purent accéder à la pièce, ils découvrirent un hideux spectacle. La sorcière, maculée de sang enserrait sa sœur en marmonnant de démoniaques incantations. Plus loin sur le lit rougi reposait un magnifique bébé rose et vagissant à pleins poumons. La peau de la parturiente semblait opaline, tant l’hémorragie était importante. Les soldats séparèrent les deux femmes. Le monarque entra à ce moment-là et se précipita au chevet de son épouse. Sur les champs de bataille, il avait déjà vu le visage de la mort sur bien des hommes, et à cet instant, il sut que sa tendre moitié allait le quitter. Fou de rage, il se tourna vers l’enfant, puis vers sa princesse de belle sœur. D’une voix glaciale, il exigea son exécution, mais la reine lui fit jurer de la laisser tranquille, car le mal ne venait pas d’elle. Quelques heures après Thildania se trouva orpheline. Boran sombra dans un chagrin insurmontable. Il ordonna une enquête et celle-ci incrimina la magicienne. Ne pouvant déroger à sa promesse, il manda les prêtres, seuls à pouvoir résister à la puissance de cette femme. Le jugement fut prononcé en ces termes « Il est acquis que la reine a été assassinée par la princesse Cai. Afin d’honorer ses derniers vœux, à savoir laisser la criminelle tranquille, la sentence de mort est commuée en bannissement. Le lieu choisi se situe dans les terres des marais. Les prêtres sont chargés d’accompagner la coupable et de dresser les barrières magiques suffisantes afin qu’elle ne puisse plus jamais en sortir. »
Un silence pesant s’abattit sur le trio. Cai se retourna vers le panier et en sortit une coupe de fruits ainsi qu’une tarte aux pommes.
— Je suis certaine que maintenant vous aspirez avec impatience à entendre la seconde histoire. Et bien sans plus attendre la voici :
En Thildania vivaient deux sœurs qui s’aimaient. L’aînée se révéla posséder un don d’une puissance considérable. Comme vous le savez, les détenteurs d’étincelle magique sont voués à la prêtrise. Mais la position royale de la princesse lui permit d’apprendre et d’exercer son art en toute liberté, ce qui ne plut néanmoins pas aux responsables religieux. La cadette s’avéra dépourvue de cette disposition, cependant l’élégance, la bonté et l’intelligence compensaient largement ce manque. Lorsque l’âge de se marier vint, Cai refusa catégoriquement d’épouser quiconque, sa condition ne tolérant pas d’union charnelle. Ce fut donc la puînée Favia qui dû choisir le futur souverain de Thildania. Elle tomba sous le charme du prince Boran, un bel homme cultivé et guerrier. À la mort du vieux monarque, Boran et Favia accédèrent à la couronne. Deux ans plus tard naquit de leur amour un petit héritier. Le prénom Agus lui fut attribué et comme s’il le définissait, l’enfant se révéla brillant et bon. La magicienne s’attacha à son neveu autant que s’il était sorti de ses propres entrailles.
Au souvenir de ces jours heureux, la sorcière ne put empêcher une larme de perler aux coins des yeux. D’un geste gracieux, elle l’écrasa et continua.
— Ainsi donc, la vie n’était en ce temps-là que joie et paix. Puis vint le jour où la reine retomba enceinte. Tout Thildania était en liesse, car le couple était aimé de son peuple. Mais rapidement, Fabia montra des signes de fatigue. Elle n’était pas malade au sens propre du terme, mais son énergie la quittait au fur et à mesure que les jours et les mois passaient. Les médecins et les prêtres furent impuissants face à la grande lassitude de la première dame. Quant à sa sœur, la magicienne, elle n’avait de cesse de trouver l’origine de ce pernicieux mal. Elle compulsa sans relâche tous les grimoires connus, et en vint à suspecter une influence démoniaque. Elle lança alors des sortilèges de protection, d’autres de revitalisation, mais l’état de sa cadette demeurait stationnaire. Elle restait longtemps prostrée, le regard vide et refusait souvent de s’alimenter sous prétexte que son estomac se révulsait au moindre excès. Au cinquième mois de grossesse, un matin, elle la fit mander et exigea qu’on la laissât seule avec la princesse. Arrivée dans la chambre celle-ci fut épouvantée. La veille encore elle gardait quelques couleurs aux joues. Mais le teint avait viré au gris durant la nuit et elle tenait plus du spectre que de l’humain. Elle se sentait partir de l’autre côté du voile et supplia la magicienne de faire naitre l’enfant qu’elle ne pourrait porter à terme. Cai savait que sa chère sœur ne supporterait pas l’intervention et refusa. Mais Favia lui prit la main et murmura que si ce n’était pas fait, ce seraient deux dépouilles qui seraient enterrées le lendemain. La mère demandait à son aînée de la sacrifier pour que son fœtus ait une chance de vivre, même infime. La magicienne connaissait les incantations nécessaires à la survie d’un nouveau – né prématuré, mais n’avait toujours pas trouvé la cause du mal qui rongeait sa Favia aimée. À l’agonie, celle-ci supplia si fort que, la mort dans l’âme, le visage ruisselant de larmes, Cai abdiqua et sauva l’enfant. Mais les cris de la parturiente alertèrent les servantes, les gardes arrivèrent et découvrirent un lit ensanglanté, une sorcière souillée qui selon eux oppressait la reine. Boran fut anéanti. Il aimait son épouse passionnément et sa disparition dévasta son cœur et son âme. Il s’enferma une journée entière dans la chambre, à bercer le corps sans vie tout en pleurant. Puis la colère fit place au chagrin. Il lui fallait un coupable. Il manda les prêtres et exigea d’en trouver un. Ces derniers furent ravis de désigner la magicienne, cette puissante femme qui avait fait l’affront suprême de bouder leur ordre. Le souverain prononça la sentence de bannissement le jour des funérailles, et sur-le-champ, Cai la désormais sorcière fut escortée dans les marais.
Ces souvenirs mesquins ravivèrent une douleur qui, bien que présente, s’était depuis longtemps assoupie. Un rire cette fois désabusé passa les lèvres de la maîtresse des lieux.
— Ils avaient si peur de la puissance de cette femme, qu’à soixante, ils psalmodièrent des sortilèges d’incapacité et d’entrave durant tout le trajet. Mais la pauvre, elle, n’avait cure de ces freluquets en bure. Elle venait de sacrifier la personne qu’elle aimait le plus pour une enfant qu’elle ne connaîtrait jamais. Qu’avait-elle manqué pour échouer si lamentablement à sauver sa sœur ? Le chagrin et la culpabilité menaçaient sa santé mentale, et seule la pensée de son petit neveu la maintenait en vie. Arrivée à la lisière des marais, la congrégation éleva la barrière magique et la sépara du reste du monde. Pas tout à fait, car dans leur précipitation à se débarrasser de cette rivale, ils invoquèrent un sort qui ne touchait que sa personne. Elle s’aperçut rapidement qu’elle pouvait recevoir des visites, la plupart du temps hostile, mais quelquefois agréable. Aujourd’hui, depuis bien des années, elle ressent presque du bonheur.
Oubliant que peut-être le décor n’était qu’un leurre, Agus se leva et fit les cent pas.
— Nous sommes venus pour rien, car si nous retenions la seconde interprétation, comment pourriez-vous nous aider coincée dans ces marais. D’ailleurs où sont-ils ?
— Je suis piégée, mais mon pouvoir est intact. C’est grâce à lui que j’ai pu assécher aux fils des ans une partie de ce cloaque. Et pour répondre à ta première question, seul le roi peut décider d’annuler le sortilège de contention. J’en connais les mots, mais je crains que Boran ne les prononce jamais tant que ma culpabilité reste son unique rempart contre le chagrin. Parfois, la colère est plus confortable que le désespoir.
— Pas de panique. Mes terres sont visitées, c’est pour cette raison que j’ai rétabli le décor approprié.
Tendant l’oreille, le prince et son compagnon perçurent effectivement des bruits de conversations, quelque peu étouffés par la distance et la brume. Maintenant que le sortilège était levé, ils distinguaient les marais comme à travers un voile. Les intrus se rapprochaient et à présent leurs paroles devenaient compréhensibles.
Peu de temps après les soldats sortirent de l’écran nébuleux et le prince reconnu les couleurs de son royaume. Lorsque les hommes le virent à leur tour, ils se précipitèrent et s’agenouillèrent devant lui. Le capitaine prit la parole.
— Sire, Sa Majesté Boran est morte peu après votre départ. L’ultime mission qu’il nous a confiée fut de vous trouver et de vous délivrer ce message « le mal est ici ». Majesté, vous êtes à présent le nouveau seigneur de Thildania.
Sous le choc de cette révélation, le jeune souverain blêmit. Il avait certes quitté son père fatigué, mais jamais il n’aurait pensé qu’il succomberait.
— Relevez-vous et racontez-moi tout ce que vous savez.
Le chef s’exécuta.
Agus ne pouvait se permettre de laisser cours à sa peine. Quand il prit la parole, Agus avait endossé son nouveau rôle, et c’est d’une voix assurée et déterminée qu’il donna ses premiers ordres.
— Je vous remercie d’avoir bravé au péril de votre vie ces infects marais. Rentrez au plus vite au palais pour annoncer mon prompt retour. Je vous suivrai de très près, mais il me reste un détail à régler.
Lorsque les soldats furent éloignés, le jeune souverain se tourna vers sa tante.
— Je te délivre de la sentence de bannissement. Mieux vaut que pour l’instant tu demeures invisible aux yeux du peuple qui a appris à te craindre et à te haïr. Tu nous accompagneras donc discrètement et sur place nous vaincrons ce mal qui ronge depuis trop longtemps Thildania. Je suis toujours persuadé que l’invasion et cette présence démoniaque sont liées. Dès que tu m’auras donné les mots, nous partirons, car je m’inquiète pour la sécurité de ma sœur.
Ainsi, le nouveau roi galopa vers son destin, suivi de son nain de conseiller et d’une femme d’un certain âge vêtue d’une bure anis. Quand enfin ils atteignirent les portes du palais, Darunee se tenait en haut des marches pour les accueillir. Agus sauta de selle et tendit les rênes au soldat le plus proche. Eggi descendit, suivi de Cai toujours invisible. Ils grimpèrent les hauts escaliers pour rejoindre la princesse qui affichait un sourire bienveillant. À quelques degrés de sa sœur, Agus sentit une pression sur son bras et un murmure parvint à ses oreilles.
— Ne t’avance pas plus, le mal est devant toi.
Agus, stupéfait par cette abominable calomnie observa sa douce Darunee. Et ce qu’il vit le fit frémir malgré lui. Le regard dur, le sourire si avenant se fit rictus et lorsqu’elle ouvrit la bouche, ce fut d’une voix glaciale qu’elle s’adressa à lui.
— Tu es revenu pour me sauver, mon cher frère. Mais comme tu peux le remarquer, je n’ai aucun besoin de ta naïve personne. Mon armée arrive et si tu étais resté dans les marais avec la vieille sorcière, je t’aurais peut-être épargné. Mais comme d’habitude, tu n’en as fait qu’à ta tête. Maintenant je vais devoir te tuer. Et ton horrible nabot aussi ; il m’a toujours déplu avec ses courtes jambes et sa langue trop bien pendue !
Une flèche siffla en direction de la possédée. Sans même la considérer, elle fit un geste de la main et le projectile changea de direction pour s’écraser contre un mur. Elle resserra alors ses doigts et tourna le poing. L’archer tomba raide mort. Un rire démoniaque sortit de gorge. Avec contentement, elle observa le roi.
— Je lis de la stupeur dans ton regard débile ! Eh oui, je ne suis pas cette pauvre, douce et sotte orpheline que tu t’es évertué depuis toutes ces années à protéger et à cajoler. Tu ne peux pas t’imaginer comme toutes tes gentilles attentions m’insupportaient ! Mais patiemment, après avoir tué le réceptacle de ma nouvelle enveloppe, j’ai attendu le moment propice à l’attaque de mon armée ! Je savais que ces pleutres de prêtres me désigneraient comme la coupable ! Mais fidèles à leurs œillères, ils n’ont rien compris à l’oracle, et au lieu de me pointer comme la responsable, ils m’ont positionnée en victime. Il allait falloir sacrifier la petite princesse. Là encore, la chance me sourit ! Le valeureux Agus s’empressa de partir chercher une solution à l’autre bout du royaume, me laissant le champ libre pour me débarrasser du vieux bougre qui commençait d’ailleurs à nourrir quelques soupçons. Mais voilà que tu reviens, en endossant le titre qui aurait dû m’appartenir ! Mon cher frère, tu me contraries beaucoup, et ça n’est pas bon pour toi !
Elle pointa l’index vers lui et mima une strangulation. Agus se mit à suffoquer. Mais Cai s’interposa et dévoila son identité. Surprise, Darunee perdit sa concentration et l’emprise magique qu’elle avait sur le nouveau roi. Un combat acharné débuta alors entre les deux sorcières. Les deux femmes s’affrontèrent à coup d’éclairs rougeoyants et bleu saphir, mais aucun ne portait réellement. Elles s’avéraient d’une égale puissance. D’une main invisible, Darunee tenta de broyer le larynx de sa tante. Après un instant de suffocation, celle-ci se dégagea de l’étau mortel et fourragea de la même manière les entrailles de son adversaire. La princesse démoniaque se plia en deux sous le coup de la douleur, un filet de sang perlant à la commissure des lèvres. Mais elle se redressa presque aussitôt, leva les bras et dans un hurlement inhumain, abattit les pierres du mur sur sa rivale. Eggi tira son ami hébété hors de danger tandis que les archers tentaient sans succès d’atteindre la traitresse. Sortant des décombres, Cai épousseta tranquillement sa bure, mais Darunee s’engouffra à l’intérieur de la bâtisse. Les spectateurs suivirent la progression des deux combattantes grâce aux éclairs qui jaillissaient des ouvertures. Elles montaient toujours plus haut et bientôt tous aperçurent deux silhouettes s’affronter sur terrasse la plus élevée du palais. Sous l’effet de la magie, le ciel s’était obscurci et les fulgurations colorées crépitaient en tout sens. Par moment des pans entiers de pierres se détachaient, broyant les soldats qui s’étaient un peu trop rapprochés des escaliers. Soudain, Agus vit basculer une forme du haut de la tour. Dans un bruit sourd, sa sœur s’écrasa presque à ses pieds. Il vint s’agenouiller près du corps sans vie, mais ne reconnut pas les doux traits de sa parente. Un rictus haineux restait affiché sur le visage intact de celle qu’il avait toujours pensé pure et innocente. Un poignard de cristal était planté dans le cœur de la diabolique magicienne. Levant les yeux au ciel, il se releva promptement et courut vers la terrasse. Il avala les centaines de marches sans interruption, appréhensif quant à l’état de sa tante. Après ce qui lui parut une éternité, il déboucha enfin sur la plateforme. Sa gorge se serra quand il découvrit le spectacle macabre devant lui. Il se précipita vers l’endroit où gisait Cai. Sur son flanc, il pouvait voir apparaitre ses côtes carbonisées, mais la magicienne restait en vie. Elle tourna un regard plein d’amour vers celui qu’elle chérissait comme son propre enfant.
— Pour une fois, l’oracle de ces pantins religieux n’était pas si dénué de vraisemblance. Je suis de sang royal et tu avais raison, j’étais la seule capable d’affronter Darunee. Mais j’ai failli à protéger les gens que j’aimais. Jamais je n’ai pensé qu’elle put être à l’origine de la mort de ma sœur. Boran avait également vu juste, je fus en quelque sorte coupable en sauvant l’enfant plutôt que la mère.
Elle ne put continuer à parler, car la douleur devint intolérable. Agus, qui la tenait dans ses bras, laissait les larmes couler sur ses joues terreuses.
— Un détail que vous oubliez, ma tante, est que la personne qui mettrait fin aux exactions de ce démon possédait un cœur pur. Vous avez sacrifié votre vie pour préserver ceux qui vous avaient punie si durement depuis si longtemps, sans même penser à votre propre salut. Je vous en serai éternellement reconnaissant et sachez que je vous aime comme un fils.
Un sourire s’afficha sur le visage exsangue de la magicienne qui, entendant ces mots expira une dernière fois, de bonheur.
Quelques jours plus tard, des soldats romians vinrent annoncer que les monstres étaient anéantis. Ils relatèrent au nouveau monarque qu’alors qu’ils s’apprêtaient à combattre la déferlante insectoïde, les créatures s’immobilisèrent soudain et s’effondrèrent en cendre. Pendant les semaines qui suivirent, le souverain parcourut son royaume revenu à la paix. Il fit bâtir des hôpitaux et des résidences pour accueillir les blessés. Il ordonna la réhabilitation posthume de sa tante et une imposante statue à son effigie se dressa bientôt sur la place centrale du palais. En guise d’épitaphe, une phrase en lettres d’or ornait le socle : « Par son courage et son sacrifice, la magicienne Cai a sauvé l’humanité», et juste dessous en incrustation argentée « Jamais ne juge vite sur le vent des mots »







Catherine Barcelonne :
https://catherinebarcelonne.over-blog.com/
https://www.facebook.com/BarcelonneCatherine

pitchun aime ce message

Revenir en haut
Permission de ce forum:
Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum