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Aramis
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"Le Christ du divan" de Martin Payette Empty "Le Christ du divan" de Martin Payette

Sam 1 Mai - 17:03
   Toute mon histoire personnelle gravite autour d’un syndrome particulier, que j’ai d’abord vécu comme une affliction avant de comprendre qu’il était la marque d’un destin exceptionnel. À ma manière, j'ai fait partie de cette minorité qui a porté sa croix jusqu'au bout, assumant du même coup une sainteté trop rare de nos jours. Libre à vous de croire qu'il n'en est rien, que je ne suis qu’un charlatan qui a dissimulé sa paresse sous les apparences d’un martyr universel. Ma mission est désormais accomplie, et pour ceux qui ne m’ont pas connu personnellement, je dirais simplement ceci : heureux ceux qui ne m’ont jamais vu et qui ont cru.
 
   Enfant lunatique, d’un naturel triste et absent d'esprit, enfermé dans son monde comme dans une bulle, j’ai été sauvé in extremis d'une neurasthénie morbide par une mère aimante et dévouée. Je suis ensuite devenu un adolescent dépressif et tourmenté, qui semblait porter sur ses épaules toute la tristesse du monde; notez la justesse de l'expression pour la suite de mon récit. Et puis, au début de l'âge adulte, après de multiples épisodes dépressifs, l’épave que j'étais a trouvé son refuge dans le fond d’un divan, à peine capable de se mouvoir pour répondre à ses besoins de base. Pendant plusieurs années, je passais la majeure partie de mes journées avachi, à fixer le mur ou à feuilleter les pages d’un livre.
 
  Notez qu'à travers ces deux premières décennies de mon existence, j'ai toujours été populaire auprès des autres. Loin de constituer un frein aux amitiés, ma lassitude infinie inspirait l'intérêt, la compassion, voire une grande tendresse. Les gens aimaient se confier à moi, comme si je représentais à leurs yeux une partie d'eux-mêmes enfouie, cette part en vous qui refuse en bloc de se lever et de porter le masque morbide du travailleur routinier. Mes conseils d'ami étaient plus que judicieux, j'étais le confident rêvé, et on aurait pu me confier un divan de psychanalyste à condition que je puisse également adopter la position couchée auprès de mes patients. Certains voyaient déjà en moi un prophète, un liseur d'âmes, et personne ne m'aurait jamais attribué un défaut quelconque, que ce soit la paresse ou la nonchalance. En fait, j'ai toujours été tellement absorbé en ma fatigue, submergé par sa force, que tous s’entendaient pour considérer ma neurasthénie comme une maladie imméritée.
 
 J'avais quand même quelques divertissements à ma portée, comme la musique et la lecture. J'étais reconnu pour être un excellent critique, car ma réceptivité était si grande que je pouvais décrire avec merveille les états d'âme évoquées dans ces œuvres mélancoliques que j'absorbais comme une éponge. Mais à un moment donné, même ces échappatoires devenaient comme une charge supplémentaire de tristesse, d’abattement, de même que les confidences, ainsi que toute forme extérieure qui absorbait trop mon attention. Je ne pouvais plus rien prendre, rien donner, la fatigue était devenue omniprésente, et un beau jour, à force de ne rien faire, rien manger et ne plus bouger, je me retrouvais dans une ambulance, entre la vie et la mort.
 
  Je me souviens très bien du bruit des sirènes, des hommes scrutant ma poitrine, l'antichambre de la mort roulant à toute allure vers sa dernière escale. Et puis, j'ai regardé l'ambulancier; son visage bienveillant ressemblant étrangement à celui d'un apôtre comme ceux que l'on voit dans les cathédrales, et j'ai senti la honte. Celle de n'avoir rien fait, rien accompli de valable, de m'être senti tellement fatigué, tellement triste tout au long de ma trop courte existence. Et j'ai lâché, sans m’en rendre compte :
 
-Pardonnez-moi pour toute cette lassitude.
 
  Il s'est alors passé quelque chose d'extraordinaire: l'apôtre m'a répondu. Son discours m'a semblé incroyable, irrecevable, mais il ne pouvait pas en être autrement. L'apôtre disait juste, et mon destin était révélé: ma fatigue, loin d'être une maladie, une tare quelconque, ne m'appartenait pas. En fait, je portais le poids du monde sur mes épaules, et ce, depuis le début. C’était la fatigue du monde qui convergeait vers moi, et je ne faisais que la brûler, la consumer pour qu'elle soit encore supportable pour le commun des mortels.
 
  Inutile de vous dire qu'à ma sortie de l’hôpital, tout fut changé. Ma fatigue n'était plus un trait de personnalité, mais plutôt un devoir, une mission à porter. Du matin au soir, j'expiais le fardeau de l'homme, sa profonde déprime, et j'invitais des gens à la maison afin qu'ils puissent transvider tout leur pesanteur sur moi, le Christ avachi sur le divan. Ils vinrent en grand nombre et les premiers miracles arrivèrent; les neurasthéniques se mirent à marcher, les mélancoliques devinrent légers, les négatifs entamèrent des airs légers et mélodieux. Je continuais, bien qu'écrasé par le poids de la fatigue du monde, mon apostolat, mais il devint évident que je ne pouvais continuer l'oeuvre en solitaire. D'autres se sentirent interpellés, et décidèrent de se joindre à moi. Et de un nous passâmes à douze, douze hommes avachis dans douze divans, écrasés de fatigue, assaillis par des foules, donnant notre bénédiction lorsque nous étions en mesure de poser un geste, se nourrissant des quelques offrandes offertes sur le bout de nos lèvres.
 
 Et bientôt la bonne nouvelle se répandit. Sur le divan, je voyais la lumière se répandre dans le monde. On disait que dans d'autres lieux, d'autres quartiers et même d'autres pays, des hommes s'étaient effondrés de fatigue pour ensuite se rendre compte qu'ils n'étaient que des réceptacles offerts en sacrifice pour l'humanité. Ils avaient alors pris la route du divan, et loin de résister à la fatigue, ils en avaient pris toujours plus sur leurs épaules, jusqu'au sacrifice ultime de leur existence. Une armée de préposés aux bénéficiaires se dévouait pour maintenir ses soldats du Christ en vie, s'occupant de les laver, de changer leur vêtements, nettoyant leur merde et organisant du mieux qu'ils pouvaient les heures de visite. L'évangile se répandait, mais certains commencèrent à se sentir menacés: ceux qui canalisaient la fatigue des autres remettaient directement en cause toutes les agitations terrestres, ces entreprises insensées destinées à déjouer la fatigue fondamentale de ce monde, son usure. Il est donc normal, dans cette situation, qu’un vers en vienne à s’insinuer dans la pomme pour pourrir tout le message.
 
  Le Judas se présenta sous les traits d’une femme aimante, conviviale et dévouée. Elle s’occupait de me nourrir, de me laver et de me changer, pendant que je pourrissais dans mon divan pour atténuer la mélancolie de mes contemporains. Je dois dire que ma vie sexuelle a toujours été plutôt disparate, à l’image de la grande lassitude que je porte, mais je ne me suis jamais refusé aucun plaisir de la vie lorsqu’il se présente. Je le répète; ma seule vocation, ma seule raison d’être sur terre, c’est de porter sur mes épaules toute la fatigue du monde mais en dehors de cela, je suis un être plutôt ordinaire, sans prétention. Cette femme a donc commencé à s’enticher de moi lorsque j’étais au plus fort de mon évangélisation, donc très fragile, voire presque mourant de lassitude. Comme j’étais pour elle une oreille attentive à certains moments, elle en demanda plus, toujours plus, au détriment des autres.
 
  Comprenez-moi bien; de ma position, allongé sur le canapé, stigmatisé physiquement et moralement par la bêtise humaine, un seul geste de ma main, un seul conseil murmuré du bout des lèvres pouvait transformer complètement une personne. Parallèlement à cela, ma condition ne cessait de se détériorer, j’étais tellement à bout que parfois je sentais des clous de souffrance s’enfoncer dans ma chair et précipiter ma crucifixion horizontale. Le divan me semblait gorgé de punaises démoniaques qui achevaient ma dévoration afin d’exécuter la volonté de mon très Saint Père. Chaque minute dépensée inutilement, chaque gouttelette d’énergie perdue pouvait précipiter la fin, qui de tout de façon ne semblait plus très loin. C’est à ce moment que la femme provoqua le cataclysme : par une belle fin de soirée, après m’avoir soigneusement lavée, elle commença à me toucher de partout avec insistance. Nous étions seuls et j’étais tellement affaibli que je ne pouvais opposer aucune résistance. Elle prétexta qu’elle sentait également la vocation de porter la fatigue de l’humanité en elle, de partager mon fardeau, et insista lourdement pour que je la comble afin de lui donner des forces supplémentaires.
 
  Dans cette situation, je sentis que la meilleure chose à faire était de lui donner satisfaction, mais tout ne se passa point comme prévu. L’acte me vida de tout ce qui me resta d’énergie et je fus précipité dans une douleur et une fatigue qui surpassa tous les autres abysses de mon existence. Auparavant, j’avais dissous bien des souffrances et bien des drames universels par ma neurasthénie, mais la fatigue reliée à la lassitude sexuelle doit bien être la plus terrible entre toutes, car je ne suis toujours pas revenu de l’abîme dans lequel elle m’a précipité. Comment dire, comment expliquer ? Combien de gens sur cette terre portent-ils le fardeau d’un désir non assouvi, combien de femmes et d’hommes copulent de manière mécanique, sans en avoir vraiment le désir ? Combien de millions, de milliards de gens souffrent le martyr pour quelque chose qui devrait apporter joie et plaisir ?
 
  Ils sont légions, car tous les apôtres, les Christs du divan en devenir qui ont tout quitté pour s’étendre et porter leur croix, ou plutôt leur canapé, ont senti l’onde de choc. Le poids de ces ténèbres a eu raison d’eux, et mon sort sera similaire. Nous avons tout fait pour liquider votre atroce souffrance, mais elle a eu raison de nous. Même nos serviteurs, hommes et femmes, sont tombés comme des mouches à nos côtés tellement votre lassitude sexuelle est grande et universelle. Ceci est mon testament, mon héritage : j’ai bu la coupe jusqu’à la lie, que d’autres s’étendent et poursuivent le travail. Vous devrez être encore plus forts et plus nombreux que nous, si vous voulez être en mesure de porter sur vous toute cette tristesse du coït animal, sinon votre sort sera similaire au nôtre, je vous l’assure. Commencez par vous faire la main sur de petites fatigues, de petites souffrances avant d’ouvrir la boîte de Pandore. Je vous le dis parce que je vous souhaite tous une crucifixion honorable plutôt qu’une mort disgracieuse. En ce qui concerne l’état actuel de mes disciples, je ne vous cacherai pas la vérité : les plus forts sont morts d’une lente agonie, mais les autres, pour avoir voulu joué au martyr avec la lassitude sexuelle du monde, sont morts calcinés sur leur canapé.



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