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"Une bien belle journée" de Nathalie Grangis Empty "Une bien belle journée" de Nathalie Grangis

Dim 2 Mai - 14:22
              — C’est une bien belle journée… Pas vrai ?

Naguia avait tout juste connecté son brainphone pour indiquer sa position aux instances de contrôle. Sous ses paupières, l’image de Mara, l’emblématique « petite mère » du Nouvel Ordre apparaissait d’abord floue puis aussi lumineuse qu’une LED de 500 lux.  Dans ses oreilles, la même voix qu’hier, teintée de jovialité. Tous les jours, le Nouvel Ordre réinitialisait avec les mêmes mots, le potentiel émotionnel des résidents. Il ne convenait pas de commenter la fameuse petite phrase. Il fallait juste sourire avec un petit air hébété. Naguia pouvait enfin pousser le portillon des jardins sécurisés.
Depuis les évènements, toutes les familles de Bravia  s’occupaient seulement de leurs jardins vivriers qui leur avaient été attribués. Chacun cultivait sa parcelle et nul ne s’occupait de ses voisins même si, jadis, ils étaient de vrais amis. On avait planté des haies de buissons noirs qui dissuadaient les intrus et les regards de biais. Chacun se méfiait de tous. Chacun se disait que la silhouette entrevue à travers les brindilles bien taillées, pouvait être la source tous ses malheurs à venir. Depuis les évènements, on respectait scrupuleusement une distance sociale qui ne se résumait pas seulement à l’évitement des embrassades. Il fallait absolument se prémunir des autres. De leurs sécrétions corporelles et du prurit des idées qui aurait pu remettre en question le Nouvel Ordre qui garantissait à tous une vie sans surprise qu’il était bon de trouver confortable. Ceux qui transgressaient les règles, disparaissaient. Personne n’osait en parlait. D’ailleurs, ils finissaient par être totalement oubliés. Naguia n’y pensait pas : elle se contentait d’ôter les limaces sur ses choux.
C’était le douzième hiver qu’ils vivaient comme cela. A surveiller les fèves qui osaient germer dans cette terre brune. A semer des graines pour s’assurer la survie et à considérer leur existence fondée sur l’oubli et la répétition comme la seule issue. A sourire uniquement aux grands écrans qui surplombaient l’enceinte des jardins. Le Nouvel Ordre était bien là. Des blondes étincelantes vantaient  les progrès de l’économie et le salut par la bonne santé. Pour bien se porter, il fallait bien se nourrir, bien travailler et surtout bien penser. Il fallait garder ses distances, certes, mais en toute bienveillance. Toutes les heures était fait le décompte des contaminés. Ils étaient de moins en moins nombreux. Après l’obligation des tests de dépistage, toute personne positive était arrêtée puis mise à l’isolement pour une durée indéterminée. Peu en revenait. Et il fallait voir comment. Les yeux dans le vague, le crâne rasé, l’uniforme violet souvent délavé par des années d’absence. Les violets n’ouvraient plus la bouche ni ne croisait le regard de quiconque. On ne savait plus très bien s’ils étaient encore connectés car ils affectaient une totale indifférence aux écrans. Il était de bon ton de les éviter. Les vaccins promus par le Nouvel Ordre n’avaient pas montré la moindre efficacité. Alors, le Nouvel Ordre avait édicté des mesures sanitaires comportementales censées endiguer l’épidémie.  Naguia n’y pensait pas. Elle se contentait de lever machinalement la tête vers l’écran  le plus proche et à contracter les commissures des lèvres au cas où elle aurait été épiée. Il fallait avoir l’air heureux pour ne pas avoir l’air suspect. Ensuite, elle replongeait ses mains au milieu des larges feuilles serrées.
C’était comme cela, tous les après-midi. Naguia allait cultiver son jardin pour subvenir à ses besoins alimentaires. Le matin, elle partait très tôt occuper son emploi d’hôtesse d’accueil qui consistait à souhaiter la bienvenue à tous les employés de la Firme. Depuis que le Nouvel Ordre avait dû faire face à l’épidémie puis à la terrible crise économique qui lui fut conséquente… Tous les emplois étaient fictifs et ne rapportaient plus le moindre salaire aux résidents. Ils étaient néanmoins obligatoires pour occuper les fonctions imaginatives des résidents. « Pour bien vivre, il faut bien travailler ! » Le slogan était seriné sur les écrans de cinq heures du matin à midi trente. Ensuite, c’était la réinitialisation émotionnelle : « C’est une bien belle journée… Pas vrai ? »
Au jardin commençait le vrai travail même s’il était décompté comme temps de loisirs. Avec le Nouvel Ordre, l’humanité bénéficiait d’une durée inédite pour vaquer à des activités censées accroître le bien-être mental et physique des individus. Naguia cultivait tous les légumes qu’elle pouvait pour nourrir sa petite famille constituée de trois gosses pâlichons. Il y a deux ans, Walrus, son compagnon avait disparu, juste après sa convocation au test de dépistage. Elle avait fini par l’oublier après quelques séances de désensibilisation affective. Peu après, ses enfants lui avaient été retirés et placés dans un centre de rééducation émotionnelle. Son brainphone avait été programmé pour qu’elle ait toujours l’impression de les avoir pas très loin d’elle. Elle les croyait chaque jour à l’école ou au centre d’aération d’altitude, ou encore bien gardés par Mara, la « petite mère ». Ils ne lui manquaient pas vraiment : elle était conditionnée à les considérer plus heureux encore qu’elle. « Pour vivre bien, il faut garder ses distances. » Le message était sur les écrans toutes les heures. De toute façon, qu’aurait-elle fait de ses souvenirs ? Pour l’instant, ce qu’il lui importait, c’était de cueillir toutes les limaces qui pouvaient condamner tout son petit monde à la disette. « Pour bien vivre, il faut bien manger ! » Le message était délivré tous les quarts d’heure par une autre blonde sur l’écran. Naguia sourit à nouveau. Comme l’intimait le Nouvel Ordre.
Au bout de la rangée de choux, c’était le carré consacré aux betteraves. C’était hier puisqu’aujourd’hui, la terre scrupuleusement désherbée s’était transformée en mottes indéfinissables. Quelques feuilles sales et déchiquetées jonchaient le sol. Même la haie de buissons noirs savamment taillés avait subi des dommages. Un trou béant laissait voir la clôture éventrée. Naguia eut un haut-le-cœur et s’empressa de couper une branche de romarin puis d’y plonger son nez. Elle respira bruyamment et tira plus fort sur les commissures. Il y avait quelques semaines qu’elle n’avait plus d’odorat mais son instinct de survie lui faisait répéter tous les jours ce geste machinal. Le Nouvel Ordre n’aurait pas manqué de la convoquer pour le test si quelqu’un s’était douté de sa perte des facultés olfactives. Son brainphone se mit à bipper. Au même moment, lui vinrent des mots incompréhensibles.

         — Sent le bon chon chon…

Quelque peu étourdie, Naguia eut alors l’impression qu’elle percevait une odeur de manière d’abord discrète puis de plus en plus marquée. Une odeur curieuse, qui n’avait rien de végétale, qui provoquait déjà une forte sudation et quelques spasmes. Elle se pencha alors vers le trou  dans la haie. Quelque chose ou quelqu’un était tapi derrière la clôture. Elle vit d’abord des petits yeux noirs cligner. Puis le groin tout entier s’approcha d’elle pour la renifler… Elle se souvint alors. Il y avait cinq ans que tous les mammifères non humains avaient été éradiqués par le Nouvel Ordre. Personne ne savait réellement ce qui s’était passé. Un virus ou une réelle volonté du Nouvel Ordre de faire disparaître la Concurrence Animale. Cette dernière hypothèse avait été retenue et ardemment diffusée par le Nouvel Ordre. Les résidents n’avaient rien à regretter, ni à pleurer ces espèces qui étaient précédemment responsables de toutes les maladies et de toutes les nuisances à l’égard des hommes. Le nom de cette bête ne lui revenait pas encore.

         — Sanglot …chon !

C’était presque cela. Le brainphone lui envoyait des décharges électriques toutes les cinq secondes. Elle était bien trop près de la clôture. Elle savait qu’au-delà, c’était un monde terrifiant où il n’y avait âme qui vive, ni rien à se mettre sous la dent. Les messages du Nouvel Ordre étaient clairs : « Au-delà, rien de bon qui vaille ! » Elle approchait quand même la main des limites du jardin du Nouvel Ordre.

          — Au-delà n’existe pas ! Vous le savez bien… Nous envoyons une équipe pour vous secourir…

Sous ses paupières, Mara avait l’air grave. Et même en colère. Les chocs étaient de plus en plus importants. Le cœur de Naguia battait à tout rompre et des larmes qu’elle n’avait pu verser depuis des années, lui inondaient les joues. Ses doigts électrisés se tendirent vers les naseaux de l’animal. Elle put toucher les soies hérissées de son museau. La belle voix grave et calme de Mara se fit impérieuse :

         — Restez en arrière : vous êtes en danger !

Naguia eut juste le temps de sentir son poignet happé derrière les fils métalliques. Puis, ce fut le noir.  
Quand elle ouvrit les yeux, elle crût être recouverte par les branches de buisson noir. Mais c’était doux. Une grande fourrure l’enveloppait. Le feu à quelques mètres d’elle l’éblouissait mais elle distingua de grand yeux verts et un large visage basané, bruni par le soleil et les ans. Il aurait pu ressembler à Walrus si elle en avait gardé un seul souvenir. Il prit un air important avant de déclarer :

         — Bienvenue dans le grand désordre du monde et dans la vie! Vous l’avez échappé belle !

Puis, l’homme se replongea dans la lecture d’un vieux livre tout racorni. Cela faisait tant d’années qu’elle n’en avait pas vu !  Elle rassembla ses forces pour se redresser. Ses yeux humides étaient fixés à cette relique. Son poignet ensanglanté lui faisait mal : son brainphone avait été arraché. Elle se dégagea de la peau qui la recouvrait. C’était une remise dont une partie du toit avait disparu. Dehors, il faisait noir et on pouvait voir la Voie Lactée. Une part du sanglier qui l’avait sauvagement mordu rôtissait sur l’âtre. Il l’avait abattu tout près de la clôture. Lui n’appréciait les jardins clos que comme moyen de piéger le gros gibier. C’était un monde qu’elle ignorait mais qui ne lui faisait pas peur. Le livre seul, suffisait à la réconforter. Elle n’avait pas de crainte. Elle ne crispa pas ses lèvres pour exécuter la grimace qui ponctuait ses journées. Elle sentait le désir renaître en elle. Elle voulait écarter les pages dont la tranche jaunie exhalait un parfum de poussière et déchiffrer les signes sous la couverture. Il la vit faire et sourit.

        — Demain, il sera à vous ! Les mots soignent tout et presque tout le monde.

Il referma le livre et attendit qu’elle se rendorme enfin. Il ne savait pas ce que serait demain. Il la regardait cligner des paupières de plus en plus lourdes en pensant : « C’est une bien belle journée… Pas vrai ? »



Benjamin Meduris
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"Une bien belle journée" de Nathalie Grangis Empty Re: "Une bien belle journée" de Nathalie Grangis

Lun 10 Mai - 15:32
Est-ce que notre futur ressemblera à cela ? Quand je lis des choses à propos de ce qu'il se passe en Chine, je me dis que nous n'en sommes pas loin...

J'ai trouvé le récit assez minutieux, il prend le temps de nous expliquer la situation et nous permet de se projeter dans le quotidien inquiétant, ultra surveillé, de Naguia.
Il y a de bonnes idées, dont cette fin qui ravive des souvenirs de liberté.

Une incohérence par contre : tu dis que Naguia a perdu depuis peu l'odorat, mais elle sent l'odeur du sanglier et du livre. À moins qu'il y ait une raison qu'elle le récupère et alors je n'ai peut-être pas bien compris.
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