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"Les grenouilles" de Caroline Giraud Empty "Les grenouilles" de Caroline Giraud

Sam 8 Mai - 15:56
La pensée lui vint que ce monde n’était pas le vrai.
Sylvain analysait une étrange médaille dans le labo, au sous-sol. Il l’avait trouvée à l’entrée de la base et cela l’inquiétait. Quelqu’un l’avait peut-être perdue en passant par-là. Quelqu’un qui était déjà dans le camp ennemi. De toute façon, ce n’était pas difficile d’être dans le camp ennemi : il n’y avait presque plus personne avec eux.
Depuis deux ans, le monde n’était plus qu’un champ de ruines. Un illuminé avait trouvé ce qu’il avait cherché pendant des années : un oiseau mythologique aux pouvoirs terrifiants. Une grue, capable d’hypnotiser et de manipuler les esprit. Une puissance suffisante pour faire de chaque être humain son esclave. La légende l’appelait la Grue de Jupiter.
L’heureux maître de la Grue avait pour nom Nestor Caliguéron. Un très faible groupe d’esprits libres et intelligents lui échappaient encore et se cachaient dans les cavernes et les grottes. Sylvain en faisait partie.
La médaille découverte à l’entrée était gravée d’une image. On aurait dit un serpent entouré d’un feu. Sylvain était un spécialiste des vieilles légendes : à l’époque, il accompagnait Nestor, son ami, celui avec qui il voulait trouver la Grue. Mais quand il avait appris que la légende était réelle, quand il avait compris le royaume tyrannique que deviendrait le monde si elle était réveillée et contrôlée par l’être humain, toujours corrompu par le pouvoir, il avait renoncé. Pas Nestor. L’un avait trouvé la Grue et régnait en maître absolu sur le monde, l’autre se nourrissait de rats dans des cavernes lugubres pour rester lui-même.
En voyant le symbole gravé sur la médaille, Sylvain avait aussitôt eu une idée. Mais cette idée lui paraissait absurde, parce que c’était en lien avec des créatures surnaturelles. Le chasseur de légendes doutait. Ce symbole était celui des génies. Ou des djinns, comme on les appelait dans les textes. Les génies exauçaient les vœux, mais ils étaient liés à des objets matériels. Comme cette médaille.
—  Je souhaite que Nestor Caliguéron n’ait jamais trouvé la Grue de Jupiter.
Rien ne se passa. Ce fut à ce moment que la pensée lui vint que ce monde n’était pas réel. Si quelqu’un avait trouvé la médaille avant lui, et avait déjà fait un vœu, il ne serait pas dans un monde aussi sinistre. N’importe quel esprit libre aurait souhaité en échapper. Il n’y avait donc qu’une seule solution à ce problème : un vœu avait déjà été fait, et le monde dans lequel il vivait aujourd’hui était le résultat de ce vœu terrible. C’était bien simple : ce monde n’était pas réel.
Pourtant, qu’est-ce que cela pouvait bien signifier ? Ce monde, dans lequel il évoluait, existait. Ce n’était pas une simulation informatique, ni un rêve. Il était vivant à l’intérieur, il pouvait mourir à l’intérieur. Il se demanda pourquoi il avait le sentiment que ce n’était pas le vrai monde, alors que c’était le seul existant. En fin de compte, tout ce qu’il pouvait conclure, c’était que le monde aurait été différent si Caliguéron, deux ans auparavant, n’avait pas fait le vœu de trouver la Grue : car c’était forcément ce qui s’était passé. Il se souvenait bien de leurs recherches ensemble, Nestor et lui. Nestor était obsédé par le fait qu’une légende puisse être vraie. Il était empressé et maladroit, et Sylvain n’avait jamais compris comment il avait pu trouver la Grue avant lui. A présent que cette médaille était entre ses mains, il comprenait.
Alors, selon l’ordre des choses, Caliguéron n’aurait pas dû trouver la Grue. Voilà pourquoi Sylvain avait le sentiment que ce monde n’était pas le vrai, bien qu’il soit le seul et l’unique. Ce n’était pas ainsi que les choses auraient dû se passer. Une force surnaturelle avait bouleversé la chaîne causale qui aurait dû aboutir à la défaite de son ami. Jamais ils n’auraient dû en arriver à cette existence où les derniers résistants se cachaient pour ne pas être hypnotisés à leur tour, perdre toute leur personnalité, toutes leurs envies, toutes leurs pensées libres et leur capacité de choisir.
Mais puisque ce monde sans espoir n’était pas le vrai, cela lui laissait une chance. D’après la légende, il lui suffisait de libérer le génie… Hors de cette médaille, tous les vœux faits seraient annulés. Le monde où Caliguéron n’avait pas trouvé la Grue reprendrait sa place. Le monde où les humains étaient autonomes. Le monde où les différences, les conflits et les désaccords étaient la condition d’une existence libre. Le monde où le peu qui ne pensaient pas comme les autres n’étaient pas contraints de se cacher dans une caverne.
Cette pensée lui donna le vertige. Même si c’était un monde affreux, pris au piège de l’uniformité et de la paix éternelle au prix de la vie, c’était le seul monde que Sylvain connaissait aujourd’hui. S’il brisait cette médaille, ce monde entier s’effondrait, toute une réalité qui n’en était pas une, qui n’était que la construction trompeuse d’un génie.
Face à la médaille, Sylvain se sentait faible. Un pouvoir immense était celui d’un objet minuscule. Un feu qui pouvait changer toute la face du monde. Et lui, dans sa faiblesse infinie, n’avait qu’à la briser pour transformer l’histoire en quelque chose de neuf. Tout ce désespoir qui se répandait de plus en plus, renversé, disparu. Car il en était certain : c’était le vœu d’un homme qui avait détruit tout ce qu’il y avait de beau et de libre.
Il posa la médaille sur le bord de la table. Parmi les armes qu’il conservait dans sa base, il y avait une lourde massue qui briserait certainement ce petit objet et, si elle ne le brisait pas, il pourrait au moins l’endommager suffisamment pour en libérer le génie.
Il était si perdu dans ses pensées qu’il n’entendit pas Gabrielle arriver. A la vue de la médaille, l’œil de la jeune femme vacilla. Sylvain ne remarqua rien. Il ne l’avait même pas entendue entrer, et il sursauta en se retournant, la massue à la main.
— Qu’est-ce que tu fais ? demanda-t-elle.
— Regarde ce que j’ai trouvé !
Il lui tendit la médaille. Elle la prit précipitamment, la main tremblante. Il s’étonna, parce que Gabrielle était la personne la plus rationnelle qu’il connaisse, et qu’elle n’était pas prompte à croire aux mythes. Cependant, son état n’avait rien à voir avec cet objet :
— La Grue est en route. Nous devons changer de cachette.
Sylvain avait bien entendu, mais fuir n’était plus son plan désormais.
— Regarde ce symbole, insista-t-il.
— Je regarde, répondit-elle sans intérêt.
— C’est celui du mythe des génies. Ils sont prisonniers de petits objets et exaucent les souhaits.
— Et quel souhait comptes-tu faire ? 
Elle avait un ton moqueur, comme si elle ne croyait pas du tout à ce mythe. Elle n’avait pas cru non plus au mythe de la Grue, lorsque Sylvain lui en avait parlé.
— Je ne vais pas faire de vœu. Cette médaille appartient déjà à quelqu’un. Enfin, je pense. Je pense que ce monde est l’œuvre d’un génie.
— Tu m’en parleras en chemin, dit-elle en reposant la médaille. Il faut partir d’ici le plus vite possible.
— Tu ne comprends pas. Nous n’aurons plus besoin de bouger. Il suffit de briser cette médaille et tout redeviendra comme avant. 
Elle fronça les sourcils.
— Comment ça, comme avant ? Comme quand ?
Cette remarque lui suffit à se replonger dans ses réflexions métaphysiques. Il n’y avait pas d’avant qui correspondait au monde qu’il imaginait. Il n’y avait rien en dehors de la réalité. Mais cette sensation reprenait le dessus, cette sensation que ce n’était pas normal, que tout cela n’aurait pas dû exister, parce qu’une autre situation aurait dû avoir la place de celle-ci. Mais il ne voulait pas ennuyer Gabrielle avec les errances de ses pensées. Il exposa simplement sa théorie :
— Je pense que Caliguéron n’a pas trouvé la Grue par hasard, ni même grâce à ses connaissances. Nous faisions des recherches ensemble. Il était très loin d’avoir trouvé quelque chose le jour où j’ai compris où la Grue reposait et pourquoi il ne fallait surtout pas la réveiller. Quand brusquement, il a doublé tout le monde et a pris le pouvoir. Ce n’était pas lui : c’est le génie. Il a dû trouver la médaille et faire le vœu de posséder la Grue. Ce monde n’est pas réel, c’est le monde créé par le génie !
Il s’attendait à ce que Gabrielle, comme d’habitude, se moque de ses théories surnaturelles et légendaires. Elle ne croyait à rien de tout cela. Certes, il y avait la Grue, mais sa croyance en la magie s’arrêtait là. Elle avait toujours été celle qui cherchait des explications rationnelles à chaque événement. A la place, elle s’exclama avec véhémence :
— Celui qui a posé cette médaille à ta porte a donc réussi à te rendre fou ! Sylvain, oublie cette babiole. Nous ne sommes plus qu’une vingtaine dans le monde entier, une vingtaine à encore avoir notre esprit, à ne pas avoir été dépouillés de notre libre-arbitre, et tu t’enfermes dans une théorie absurde au sujet d’une vieille médaille. Ne perdons pas de temps, Sylvain, il faut partir d’ici. Quelqu’un nous a repérés. Si nous ne partons pas tout de suite, nous rejoindrons le sillage de la Grue. 
Elle reprit la médaille pour le forcer à la suivre et se retourna pour ranger leurs affaires. Sylvain se précipita sur elle et la stoppa dans son mouvement.
— Attends ! Je suis sûr de ce que je dis. Je te promets que nous ne serons jamais les zombies de la Grue. Rends-moi la médaille. 
Elle dut croire que cet objet maléfique l’avait rendu fou, car il serrait son bras, de plus en plus fort jusqu’à ce qu’elle cède enfin et la lui jette à la figure.
— Eh ben, la voilà, ta médaille ! Reste là et invoque les esprits, pendant que je pars me cacher ailleurs. Je ne me laisserai pas attraper. 
Elle commença à se diriger vers la sortie avec, tout de même, une hésitation. Allait-il la suivre, finalement, et se rendre compte de l’absurdité de son idée ? Ou resterait-il là au risque de sa vie pour continuer à croire au génie de la lampe ? Il n’avait pas l’air d’être prêt à s’échapper. Gabrielle revint sur ses pas, inquiète. Est-ce qu’il y croyait vraiment ? Il avait reposé la médaille sur le bord de la table et s’apprêtait à l’écraser sous le poids de sa massue. D’un geste rapide, Gabrielle arrêta son bras.
— Arrête ! Tu ne sais pas ce que tu vas provoquer.
— Je pensais que tu n’y croyais pas ?
— J’ai peur. J’ai peur que ce que tu imagines soit vrai. J’ai peur que quelqu’un ait fait un vœu qui a changé le monde, et que tu provoques vraiment quelque chose en brisant la médaille. Qu’est-ce qui se passera dans cette autre réalité ? Qu’est-ce qui te prouve qu’elle sera meilleure ?
— Je ne vois pas comment elle pourrait être pire. Il n’existe plus rien, les villes sont réduites en cendres. Les hommes sont vidés de tout ce qui les rend humains, et ne sont plus que des enveloppes vides au service d’un oiseau maudit qui prête tout son pouvoir à un dictateur sans pitié. L’espoir a disparu, les derniers qui ont encore leur esprit passent leur temps à courir et se cacher comme nous le faisons nous-mêmes. Nous n’avons plus rien !
— Nous…
Elle retenait encore son bras, et aurait voulu pouvoir lui enlever la massue, mais Sylvain s’y accrochait fermement.
— Il nous reste… nous, reprit-elle. Nous sommes encore ensemble, malgré tout. Et c’est ce qui nous a permis de survivre aussi longtemps. Alors, ne perdons pas la seule chose qui nous reste : viens avec moi, quittons cet endroit, allons nous cacher ailleurs.
— Et toujours recommencer ? Nous devons essayer de changer les choses. Nous ne pouvons pas accepter cet état de fait, accepter Caliguéron, nous devons refuser.
— Et si l’autre monde était pire ? répéta-t-elle.
— Pourquoi crois-tu qu’il pourrait l’être ?
— A cause des grenouilles. 
Il ne comprit pas. Il avait encore le bras levé, il voulait mettre fin à toute cette histoire  injuste et cauchemardesque. Gabrielle utilisa sa deuxième main pour retenir encore son bras, et le lui faire baisser. Il ne savait pas ce que signifiait cette histoire de grenouilles.
— Caliguéron est mauvais. Il est aussi stupide. Il hypnotise les hommes mais ne fait rien de plus. Il veut une armée de robots pour lui rendre la vie plus facile. C’est tout. Mais ailleurs ? Dans un autre temps, une autre histoire ? Qui possède la Grue ? Quelqu’un de pire, peut-être ! Quelqu’un qui détruirait tout, qui ferait des morts. Quelqu’un qui se servirait de quelques hypnotisés pour tyranniser les autres, répandre le malheur et la souffrance, au lieu de simplement les endormir. Peut-être que nous devrions nous contenter de ce roi, de peur d’en rencontrer un pire.
— Et les grenouilles ?
— Les grenouilles se lassent de la démocratie. Les grenouilles veulent un roi, elles demandent à Jupiter. Jupiter n’envoie qu’une planche de bois. Les grenouilles se lassent d’un roi sans idées. Les grenouilles veulent un roi qui se remue, elles demandent à Jupiter. Jupiter envoie une Grue. Et la Grue les dévore.
Il reconnut, non pas une légende, mais une fable de la Fontaine, « Les grenouilles qui demandent un roi. » Une fable qui recommande ironiquement de se contenter de son sort. Parce que si cette situation lui semblait absurde, après tout, ce qu’il croyait être le vrai monde était peut-être pire.
Sylvain, au fur et à mesure, avait baissé son bras. Gabrielle crut qu’elle l’avait convaincu. Mais alors, un bruit sourd retentit au-dessus de leur tête, vers l’entrée de leur base secrète. C’était trop tard : l’hésitation les avait perdus. Sylvain ne voyait plus qu’une seule solution : il leva la massue et rassembla ses forces. A ce geste, Gabrielle, qui s’était éloignée pour scruter l’escalier, hurla :
— Non ! Pourquoi prendre tant de risques alors que tu ne sais rien de cet autre monde ? Pourquoi penses-tu qu’il sera meilleur que celui-là ?
— Il faut qu’il le soit.
Il laissa retomber la massue sur la médaille. Elle ne se brisa pas. Trop solide. Il crut que tout espoir était vain. Mais en réalité, la massue avait dessiné une bosse, et un cri strident s’échappa de l’objet, comme un génie libéré qui s’en évade. La médaille finit par se briser.
 
***
 
Chaque rose tomba sur le cercueil avec élégance. C’était comme si le monde entier était venu à cet enterrement. Gabrielle craignait qu’il n’y ait déjà plus de place pour la sienne, quand elle arriverait devant la tombe. Le discours du prêtre avait duré des heures, puis celui des amis, des parents, de sa petite amie, et Gabrielle commençait à sentir ses jambes peser très lourd. A côté d’elle, elle entendit une conversation qui la poussa à s’éloigner. Elle ne voulait plus les entendre.
Depuis toujours, elle avait été une personne extrêmement rationnelle. Elle n’avait jamais cru aux mythes et légendes. Elle avait entendu son cercle d’ami étudier celle de la Grue de Jupiter et avait plusieurs fois voulu leur faire entendre raison. Surtout quand ils avaient commencé à craindre l’un des membres de leur groupe : Nestor Caliguéron commençait à les inquiéter, à force de parler des pouvoirs extraordinaires que possèderait celui qui prendrait le contrôle de la Grue. Pourtant, ce n’était qu’un enfant solitaire et imaginatif, il n’avait pas l’étoffe d’un tyran. Ils en parlaient comme s’il s’apprêtait à devenir le plus grand dictateur de l’Histoire.
Selon la légende, un sacrifice humain était la clé pour détruire la Grue et la rendre inoffensive. Elle n’aurait jamais imaginé qu’ils seraient vraiment prêts à le faire. Un sacrifice humain ! Il fallait être fou ! La superstition et les religions faisaient vraiment faire aux hommes n’importe quoi. Il avait été jusqu’à mourir… lui… son ami… qu’elle pensait original, mais intelligent.
Et pourtant, il était prêt à présent à passer l’éternité dans ce cercueil, sans savoir ce qu’il avait vraiment fait, s’il avait réalisé quelque chose, ou s’il n’avait été qu’un sacrifice vain.
Penser était trop difficile. Gabrielle laissa tomber sa rose, elle quitta le cimetière avec colère et désespoir. Aucun monde n’était pire que celui où il était mort. Et si elle avait pu faire un vœu, cela aurait été qu’il soit de nouveau avec elle. Quelles qu’en soient les conséquences.
A l’entrée du cimetière, elle trouva une étrange médaille, tombée sur le sol, un peu cabossée. Une gravure représentait un serpent et un feu. Machinalement, Gabrielle la ramassa, continua sa route, et marmonna sans même s’en rendre compte :
—  Je souhaite que Sylvain ne soit pas mort… 
Ce qu’elle ignorait malheureusement, c’était que le génie s’était libéré de cette médaille brisée, et son vœu ne fut pas entendu. Il n’y avait plus d’espoir.








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