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Aramis
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"Un nouveau monde d'avant" d'Alexandre Chauvat Empty "Un nouveau monde d'avant" d'Alexandre Chauvat

Mar 11 Mai - 23:03
         Personne ne sait comment nous en sommes arrivés là. Pour certains, il s'agit d'un virus créé par des petits malins qui n'ont pas réalisé ce qu'ils avaient entre les mains. Pour d'autres, nous étions arrivés à un point de non-retour et l'effondrement était inéluctable. Certains l'avaient prédit, nous avaient mis en garde, mais personne ne leur prêtait attention. Ils n'étaient que de faux prophètes, des fous dont on se moquait entre amis, une anecdote sortie en soirée où l'on débattait en plaisantant de leurs théories ridicules autour d'un verre.
            Aujourd'hui, une bonne partie de ces rires a disparu.
            Si encore il y avait eu des signes avant-coureurs, peut-être aurions pu nous y préparer, mais tout est arrivé si vite.
            C'était un samedi après-midi d'automne, il faisait beau, et chaud pour la saison. Je ne me souviens même plus du mot que j'avais tapé dans la barre de recherche, je me souviens juste du temps que la page a mis à se charger, de mon impatience face à ces quelques secondes d'attente avant de voir apparaître le message – qui lui restera à jamais gravé dans ma mémoire – : « erreur de connexion ».
            Comme souvent, je râlai et l'envie de taper sur mon clavier me chatouilla les doigts mais je me retins. Je savais que je ne risquais pas de résoudre mon problème de cette façon. Je débranchai et rebranchai ma box. Rien ne changea. Je recommençai. Toujours le néant. En proie à une sensation de manque à venir, j'appelai mon opérateur comme un drogué appellerait son dealer. Il était impossible de parler à un conseiller, toutes les lignes étaient occupées, le temps d'attente était estimé à plus d'une heure. Je raccrochai le combiné et, dans un excès de rage, fis tomber le téléphone par terre.
            Dehors, en bas de mon immeuble, je sentis que ça s'agitait, je passai la tête à travers ma fenêtre. Deux voitures s'étaient accrochées, les conducteurs s'invectivaient. Mais ce qui me surprit le plus, c'étaient tous les passants autour d'eux. En temps normal, certains auraient filmés, d'autres auraient continué leur chemin, mais cette fois-ci, ils se désintéressaient de la scène, les yeux rivés sur leur téléphone. Ils s'approchaient les uns des autres, partageant visiblement le même problème sans y trouver de réponse.
            Ma curiosité satisfaite et mon problème à moi toujours bien présent, je refermai ma fenêtre. Ma connexion n'était toujours pas revenue. Je sortis alors de chez moi et fis une chose que je n'avais encore jamais fait, même pas pour me plaindre du bruit : je sonnai chez mon voisin. L'impatience et la colère se mêlaient dans son regard et je n'eus nullement besoin qu'il parle pour comprendre que lui aussi partageait mes soucis.
            En revenant chez moi, j'allumai la télévision, désespérément en quête d'informations mais la connexion ne passait pas là non plus. Je me tournai vers mon radio-réveil. Quelle que soit la station, des interférences et des grésillements empêchaient les voix des journalistes d'être totalement nettes, même après avoir bougé l'antenne. Les nouvelles étaient les mêmes partout. Il était impossible de se connecter à Internet. Sur tout le territoire.
            Refusant tout d'abord d'y croire, j'appelai mes amis et mes parents. Là aussi, les lignes étaient saturées et je dus recommencer l'opération plusieurs fois pour enfin avoir ma mère au bout du fil. Elle ne s'était rendue compte de rien, elle lisait un livre au fond du jardin pendant que mon père réparait la tondeuse. Si j'avais mis autant de temps à les joindre, cela n'avait rien à voir avec des problèmes de réseau, ils n'avaient juste pas entendu le téléphone sonner. Je demandai à ma mère de vérifier si sa connexion fonctionnait, elle me répondit simplement :
—  Tiens, non, c'est bizarre !
Bizarre, ça l'était. Gênant, encore plus. Je n'avais rien de prévu de mon après-midi, qu'allais-je bien pouvoir faire pour m'occuper ?
—  Ne t'inquiète pas, ces choses-là arrivent souvent, ça va revenir très vite ! tenta de me rassurer ma mère.
Son expérience et son savoir-faire en matière de technologie n'avaient jamais convaincu personne, aussi me contentai-je d'acquiescer sans croire un traître mot de ce qu'elle venait de dire, tout en espérant qu'elle ait raison.
            Le reste de l'après-midi, je restai pendu aux nouvelles de la radio. Le problème était encore plus grave que prévu, le monde entier semblait touché. Bien sûr, les gouvernements étaient sur le coup et se voulaient tout aussi rassurants que ma mère. Mon inquiétude n'en fut que plus grande.
            Ce soir-là, nous nous retrouvâmes entre amis. Les rues, les bars, les restaurants étaient encore plus bondés que d'habitude. Où que nous allions, les conversations étaient les mêmes et je crois bien que se fut la première fois depuis bien longtemps que nous passions autant de temps ensemble sans regarder nos téléphones. Alors bien sûr, certains d'entre nous le sortaient de leurs poches de temps à autre, comme un vieux réflexe. D'autres espéraient que le réseau soit revenu. Jérémy, le moins connecté d'entre nous, n'était même pas sorti avec son portable ce soir-là, arguant avec un grand sourire qu'il n'en avait plus l'utilité. Et il fallait bien avouer qu'il avait raison : impossible de chercher en ligne un bar où terminer la soirée, de poster des photos de nos cocktails sur des réseaux sociaux ou de commander un Uber pour se déplacer.
            Nous prenions tous cela à la rigolade, comme une aventure excitante, une soirée rétro comme les gens les vivaient au siècle dernier, tout en espérant que le problème ne durerait pas trop longtemps.
            Nous étions jeunes, insouciants.
 
            Le lendemain, le problème n'était toujours pas réglé et le sentiment de vide qui avait pointé la veille avant de retrouver mes amis m'envahit à nouveau. J'avais comme des palpitations, j'étais fébrile et je tournais comme un lion en cage en attente d'un retour à la normale. Pour me vider l'esprit, je retrouvai à nouveau mes amis, cette fois dans un parc : ils étaient dans le même état que moi. La situation était encore sur toutes les lèvres. Chacun y allait de ses suppositions, émettait un avis glaçant si les choses perduraient. Nous commencions déjà à en voir les conséquences. En temps normal, nos téléphones étaient greffés à nos mains encore plus souvent qu'une clope ou un verre, et nous conversions plus souvent avec ces rectangles de technologie qu'entre nous. Sans eux, bloqués entre nous, les anges passèrent plusieurs fois dans l'après-midi.
            Quand le soleil entama sa descente et que le temps se rafraîchit, nous restâmes pourtant ensemble, craignant de rentrer chez nous et de nous retrouver seul avec nous-même. Une rumeur se répandit dans les rues, le réseau allait bientôt reprendre du service, nous fûmes tous libérés d'un poids et je rentrai finalement chez moi le cœur plus léger.
            Mais le lendemain, rien n'avait changé. Et les conséquences qui en découlèrent furent catastrophiques.
 
            Le monde s'arrêta. À commencer par le monde du travail. Toutes les personnes qui utilisaient un ordinateur se retrouvèrent bloquées. Plus aucun moyen de faire de recherches en ligne ou d'envoyer d'e-mails, la communication ralentit, les flux d'argent suivirent, les marchés boursiers s'effondrèrent. Mais tous les milieux en subirent les conséquences : agricole, hospitalier, éducatif, culturel, publicitaire … aucun ne fut épargné. Personne n'était préparé à ça et comme rien ne revint à la normale, tout s'emballa.
            Les gouvernements furent dépassés par les événements, blâmés par leurs électeurs pour ne pas avoir anticipé cette crise et leur manque de réaction face à elle. Tout le visage politique en fut changé, des têtes tombèrent, faire campagne sur les réseaux sociaux fut désormais impossible, regrouper les informations personnelles des électeurs pour orienter leurs choix aussi. Les géants du web explosèrent : plus personne ne pouvait faire une recherche sur Google, acheter sur Amazon, updater son statut sur Facebook et quel était l'intérêt d'avoir un smartphone sans pouvoir en utiliser les applications et juste téléphoner ?
            Les puissants ne furent pas les seuls à subir de plein fouet les conséquences de cet effondrement. La panique et le désespoir envahirent le monde entier : nombre de travailleurs dans l'informatique perdirent leurs emplois, d'autres n'avaient aucun moyen de travailler et restèrent plantés devant leur écran sans rien faire, beaucoup se sentirent aussi inutiles qu'impuissants. D'autres au contraire furent submergés de travail, totalement désemparés face à la disparition de leur outil de travail principal et rencontrèrent d'énormes difficultés d'adaptation. Internet était omniprésent, omnipotent, et sans lui, ses ouailles étaient perdues.
            Ceux qui subirent le plus de dégâts furent les jeunes générations. Incapable de fonctionner sans écrans, le pic de stress chez de nombreux enfants atteignit des sommets encore jamais imaginés. Ils ne savaient plus du tout comment s'occuper. Les parents qui utilisaient tablettes et smartphones comme baby-sitter se retrouvèrent perdus face à leurs chérubins, obligés de s'occuper de leur progéniture inadaptée au monde qui se profilait. Beaucoup d'entre eux prirent les consoles de jeux d'assaut – pour faciliter la transition pour leurs enfants selon eux, pour continuer d'être tranquille selon les mauvaises langues.
            Les adolescents, friands de réseaux sociaux, étaient tout aussi perdus. Ils scrollaient désespérément l'écran tactile de leur smartphone mais aucun contenu ne s'affichait. Ils étaient obligés de téléphoner à leurs amis pour prendre de leurs nouvelles. Ou pire, de sortir de chez eux pour les voir en vrai.
            Les étudiants croulèrent sous la charge de travail qui se profilait devant eux : sans Wikipédia pour effectuer leurs recherches et faire des « copier-coller », ils étaient obligés de travailler à l'ancienne, en ouvrant des dizaines de livres. Devant les réactions d'effroi de leurs élèves, les professeurs, eux aussi gênés par la disparition d'Internet, revirent leurs attentes à la baisse pour les soulager.
            Les influenceurs ne pouvaient plus poster de photos ou de vidéos du vide de leur vie, personne ne likait plus leurs moindres faits et gestes, ils se sentirent abandonnés et déprimés, certains cherchèrent des solutions, oublièrent le numérique et firent développer leurs photos de leurs abdos et de leurs fessiers galbés pour les distribuer dans la rue à des passants en échange d'un sourire. Mais les gens s'en fichaient, le futile était devenu le cadet de leurs soucis. Ces pauvres influenceurs se ruinèrent en tirages photo pour pas grand-chose et tombèrent en dépression.
            Un grand nombre d'impatients, habitués à tout recevoir chez eux en moins de 24 heures après avoir effectué trois clics en ligne, devinrent malade à force de devoir faire la queue partout et toujours attendre, que ce soit pour faire ses courses en magasins ou acheter son billet de train en gare.
            Le monde des tout-connectés s'écroula : toutes les informations enregistrées sur le Cloud disparurent, des milliards de gigas de photos et de vidéos furent à jamais perdus. Totalement assistés et dépendants de leur smartphone, ils sombrèrent dans la folie. Dès qu'ils avaient une question, il se tournait vers Internet comme s'il était leur grand frère, leur trouvant une réponse instantanée à travers un article ou un tuto. Ils se retrouvaient aujourd'hui incapables de coudre un bouton ou de se faire cuire un œuf eux-mêmes car personne ne leur avait appris ces connaissances de base et le web n'était plus là pour les sortir de ce mauvais pas. Pire, tous leurs investissements dans des voitures, montres, frigos, télévisions, casques connectés ne leur étaient plus d'aucune utilité. Ils se retrouvaient ruinés pour rien. Pour beaucoup, leur dernier investissement se fit dans une arme ou une corde non-connectées.
              Le taux de suicides atteint une hauteur jamais vue, la chute n'en fut que plus dure... Les médecins furent noyés sous la vague de dépression qui ne faisait que grossir. Le nombre de personnes perdues sans espoir de guérison s'élevait à plus d'une quarantaine de millions, plus de la moitié avait moins de vingt-cinq ans.
            Certains crièrent au complot, ils y voyaient une tentative des gouvernements de reprendre la main sur les masses en leur retirant l'accès au savoir et aux vidéos de chats mignons. Mais ces gens-là ne trouvèrent que peu d'adeptes pour les suivre puisqu'ils n'avaient plus aucun moyen de répandre leurs théories de complots et leur haine sur les réseaux sociaux. Si c'était le bon côté de la chose, le mauvais était que l'information se répandait moins rapidement : les gens ne pouvaient plus se regrouper aussi facilement pour organiser grèves et manifestations et s'opposer ainsi en masse aux politiques en place.
            Le manque d'informations fut d'ailleurs un choc pour tout le monde. Dans un monde ultra-connecté où les infos tournaient 24 heures sur 24, il fallait maintenant attendre une journée entière avant d'avoir des informations de l'autre bout du monde. L'avantage, c'était que la chasse au buzz et les fake news disparurent rapidement puisque l'information avait le temps d'être vérifiée et recoupée par les différents groupes de presse qui avaient surmonté l'effondrement et s'étaient à nouveau tournés vers la presse écrite, renaissant ainsi de ses cendres.
            D'autres profitèrent aussi de ce rebattage des cartes. Tout le temps passé à naviguer sans fin et sans but était révolu, il fallait trouver d'autres moyens de s'occuper : les ventes de livres, de CDs et de DVDs repartirent à la hausse, la société Blockbuster redevint un hit. Les petits commerçants, débarrassés de la concurrence de la vente en ligne, s'enrichirent et pullulèrent.
            Les « survivants », ceux qui avaient résisté à l'effondrement, se reconstruisirent peu à peu, redécouvrirent des plaisirs simples, comme prendre l'air, marcher plus régulièrement, parler aux gens autour d'eux, voir le monde autour d'eux et ne plus avoir mal au cou. La santé de beaucoup d'entre eux s'en trouva améliorée. Ceux qui au contraire eurent du mal à s'en relever firent la joie des psychologues, job en pleine expansion et où le nombre de patients ne faiblissait jamais. Les personnes âgées qui, malgré leurs bonnes intentions, ne s'étaient jamais adaptées à ce monde où tout était automatisé, retrouvèrent une seconde jeunesse.
            La planète accueillit avec joie ce répit. Avec la diminution de moyens de communication, les échanges de marchandises entre pays furent réduits drastiquement. Beaucoup moins de déplacements, donc beaucoup moins de gaz à effets de serre. La pollution numérique, de plus en plus importante, elle, s'arrêta d'un coup. L'énergie utilisée dont avaient besoin les serveurs et systèmes de refroidissement pour stocker les données n'avaient plus raison d'être. L'Accord de Paris sur le Climat fut respecté, les politiques cherchèrent à s'en attribuer le mérite, mais personne ne fut dupe.
           
            Et moi dans tout ça, me direz-vous. Comme une majorité de gens, la transition forcée vers ce monde d'avant ne s'est pas faite sans mal. Bien que né à une époque où Internet n'en était qu'à ses prémices, où la patience était encore de mise en attendant la connexion ADSL et le temps de téléchargement d'un film pouvait prendre une journée entière, j'ai souffert de ces changements soudains dans ma vie quotidienne. Mais petit à petit, j'ai ouvert à nouveau les yeux et suis revenu à une vie plus simple. Je n'étais plus dépendant des écrans, c'était comme une renaissance.
            Faisant parti des gens ayant perdu leur emploi, je quittai mon appartement et mes amis pour un temps et retournai vivre chez mes parents un moment pour m'approprier des savoirs essentiels non appris et m'en réapproprier d'autres oubliés. Rien que le trajet pour me rendre chez eux fut une aventure révélatrice. J'avais beau avoir fait le trajet de multiples fois en voiture, je me référai toujours au GPS pour me guider. Ce n'était dorénavant plus possible, et je me retrouvai, comme bon nombre d'automobilistes, sur des aires de repos à essayer de déchiffrer une carte routière. Un voyage qui me prenait d'habitude trois heures m'en prit cinq, je me perdis deux fois et dus demander mon chemin trois fois de plus à des passants d'une patience à toute épreuve et d'une gentillesse infinie. Je me sentais comme un idiot enfermé dans un monde imaginaire qui sortait enfin de sa chambre, comme un nouveau-né qui découvrait le monde pour la première fois.
            Les premières semaines chez mes parents ne furent pas de tout repos. Au-delà de devoir me remettre à vivre à leur rythme et selon leurs règles comme quand j'étais adolescent, je dus faire face à leurs nombreuses railleries face à mon manque de connaissances sur des sujets tels que le bricolage, la couture ou cultiver un potager. Ce n'était que justice : au temps d'avant, je n'hésitais jamais à me moquer d'eux pour ne pas connaître des termes tels que « adresse IP », « Spam », « pare-feu » ou « cookie ». Ils ne faisaient que me rendre la monnaie de ma pièce et il était difficile de leur en vouloir. Pour un fan de pop-culture post-apocalyptique, mon manque de connaissances survivalistes était criant. Face à une attaque de zombies, bien que je m'en sois toujours défendu, j'aurais sûrement fait partie des premiers à mourir. Les morts-vivants n'y auraient été pour rien, je serais juste mort de faim, incapable que j'étais de faire pousser une tomate.
            Mais si Internet avait disparu, il y avait toujours les agriculteurs alors pourquoi s'inquiéter ? Une prise de conscience partagée par bons nombres de survivants : les savoirs essentiels, considérés comme acquis, nous étaient finalement inconnus. Savoir comment la nourriture arrivait dans notre assiette n'avait aucun intérêt pour nous alors que l'on aurait pu se renseigner en deux clics. Et maintenant que cette possibilité avait disparu, tout le monde voulait acquérir cette connaissance. Certains par pur éveil de leur personne, d'autres pour se préparer au pire. En effet, des rumeurs circulaient comme quoi l'effondrement numérique n'était que les prémices de ce qui viendrait. La première des douze plaies d'Égypte version vingt-et-unième siècle si vous voulez.
            Mais à toute chose malheur est bon. Petit à petit, je devins un homme meilleur, capable de faire survivre une plante verte, cuisiner autre chose que des plats préparés, repriser des vêtements, manier une boîte à outils.
            À mon retour chez moi, à la sortie de l'été suivant, je rendis mon studio pour aller m'installer en colocation avec Hugues et Christophe, deux de mes amis que j'avais peu à peu perdus de vue. Comme moi, ils avaient perdu leur emploi et étaient en proie à des soucis financiers. Tous les deux travaillaient dans l'informatique et galéraient à trouver un nouveau job. Ils avaient du mal à se faire à ce nouveau monde, et travaillaient toujours sur de vieux modèles d'ordinateur pour créer des jeux ou des programmes, et surtout garder un pied dans ce monde technologique qui leur manquait terriblement.  De mon côté, je les poussai à passer leurs journées dehors avec moi ; à découvrir des lieux dont je n'avais même pas idée. Pour la première fois depuis bien longtemps, je levais la tête et appréciais à sa juste valeur le monde qui m'entourait. Je m'étais inscrit à plusieurs cours de savoir-faire pour parfaire mes connaissances et rencontrai Julie. Cela faisait bien longtemps que je n'avais pas rencontré une femme en dehors d'une application et j'eus peur de ne plus savoir comment faire pour flirter dans la vie réelle. Ici, l'inconnu était roi : était-elle célibataire ? Que cherchait-elle ? Cherchait-elle ? Des questions qui n'avaient pas lieu d'être sur des sites de rencontres. Ne plus échanger derrière un écran fit renaître ma timidité que je parvins à vaincre grâce à son aide. Elle était bien moins réservée que moi. Nous aurions aimé passer des heures au téléphone mais entre le fixe qu'il fallait partager avec les colocataires et le retour du Nokia 3410 et son forfait limité, nous dûmes rapidement nous restreindre et décidâmes finalement de commencer une correspondance. Se remettre à écrire avec un stylo fut étrange, je ne le faisais plus que pour signer des chèques ou pour des listes de courses. Alors écrire des pages recto-verso ne se fit pas sans mal. L'attente de ses réponses fut un calvaire au début, mais j'appris à la dompter. Je redécouvris les bienfaits de la patience, la montée du désir, l'excitation monta à son paroxysme, notre plaisir s'en trouva décuplé. Avec la disparition des sites pour adultes, il n'y avait plus non plus moyen de satisfaire nos envies rapidement, nous nous languissions l'un de l'autre, nos lettres laissaient libre court à une imagination débridée et nos retrouvailles étaient brûlantes.
            Plus le temps passait, plus j'étais partagé sur ce nouveau monde. Je ressentais toujours un manque, mais ne plus être l'esclave de mon téléphone, recommencer à pouvoir me concentrer plus de cinq minutes d'affilée sans être dérangé ou tenté par les sollicitations du monde digital, par son flux sursaturé d'informations instantanées, était un sentiment jouissif. J'avais l'impression de retourner vivre en enfance. Il était de plus en plus dur de se défaire de ce sentiment de nostalgie, et je n'étais pas le seul à le penser. De nombreux débats sur des chaînes télévisées, à la radio ou même entre amis abordaient ce sujet. Le consensus tendait tout de même vers un retour espéré d'Internet. Revivre à l'ancienne était une parenthèse agréable, mais il fallait vivre avec son temps, le progrès n'attendait pas. Les gouvernements travaillaient d'ailleurs d'arrache-pied et débloquaient des fonds considérables pour trouver une solution, arguant que la majorité des populations voulaient un retour à la normale, que la situation ne pouvait plus durer et que ses conséquences sur l'emploi et le niveau de vie étaient désastreuses. Il était vrai que de nombreuses personnes avaient perdu leur boulot, mais d'autres emplois s'étaient créés. L'informatique n'avait plus besoin d'autant de travailleurs, mais toute la quantité de travail que fournissait Internet n'avait pas simplement disparu, elle avait simplement évolué. Les économies étaient revenues à un niveau plus local, le travail plus manuel et comme on se reposait moins sur les ordinateurs, il fallait bien trouver de la main-d'œuvre pour faire une partie de leur boulot. Le niveau de vie – pour ceux qui s'en étaient sortis – n'avait pas empiré, loin de là. Les gens étaient revenus à une vie plus simple, moins stressante.
            Selon certains, c'étaient surtout les grandes entreprises qui poussaient pour sortir de cette situation et retrouver leur hégémonie. Beaucoup avaient mis la clé sous la porte et celles qui avaient survécu avaient vu leurs revenus diminuer de manière drastique. Et si le vil peuple avait l'habitude de n'avoir presque rien, de traverser des crises et d'y survivre, il était bien plus difficile pour les favorisés de voir leurs privilèges disparaître. Ils avaient de quoi voir venir, pourtant ce furent eux qui eurent le plus de mal à s'adapter. Étrangement, il n'y eut pas grand monde pour les plaindre.
            Devant l'absence d'explications et de solutions, les discussions s'estompèrent peu à peu. Le monde n'était pas mieux qu'avant, il y avait toujours des guerres, des dictatures, des inégalités, mais il arrêtait d'empirer – du moins de mon point de vue, mais c'était peut-être seulement le manque d'accès à l'information qui me faisait penser cela –, la vie suivait son cours. Après un an de vie commune, je quittai ma colocation pour m'installer avec Julie. Un an plus tard, elle était enceinte. Moi qui fus toujours réticent à l'idée d'avoir un enfant qui grandirait à l'ère d'Internet, qui passerait sa vie à s'abrutir devant les écrans, je n'avais plus d'excuse. Le monde dans lequel nous vivions n'était pas parfait, la menace du réchauffement climatique pesait toujours sur nos épaules, mais Julie, plus optimiste que moi, avait réussi à me convaincre.
            Puis un soir, alors que je rentrais du boulot, mon téléphone sonna. Je décrochai en panique. Julie avait dépassé son huitième mois de grossesse et j'étais sur les nerfs, m'attendant à devoir l'amener à l'hôpital à tout moment, mais il ne s'agissait que de Christophe. Lui aussi était en panique, il me demandait de venir le rejoindre chez eux le plus rapidement possible. Devant son insistance, je pris peur. Pourquoi était-il dans cet état-là ? Quelle connerie avait-il bien pu faire ? J’espérais qu'il n'avait pas tué Hughes et qu'il comptait sur moi pour cacher le corps.
            J'arrivai chez eux vingt-cinq minutes plus tard. À mon grand soulagement, ils étaient tous les deux en vie et surexcités. Ils m'amenèrent dans mon ancienne chambre en me demandant de fermer les yeux. Ça sentait la mauvaise surprise mais je me laissai faire. Quand j'ouvris les yeux, la pièce était dans le noir total, à l'exception d'une lampe de bureau et d'un écran d'ordinateur portable situé à sa gauche. Je les interrogeai du regard. Hugues se posta devant l'ordinateur et cliqua sur un « E » bleu. Une page s'ouvrit. Il tapa Youtube. Je ne comprenais pas où ils voulaient en venir et m'attendais à voir l'habituel message « Erreur de connexion », message si connu aujourd'hui que c'en était devenu une citation que l'on retrouvait sur des t-shirts, des casquettes, des mugs et même des tapis de souris. Mais la page s'afficha. Il cliqua sur un lien et une vidéo de chaton en train de dormir se lança.
            Je reculai, plus effrayé que surpris.
—  Vous me faîtes une blague ?
—  Non ! Pas du tout ! me dit Christophe.
—  On a trouvé la solution, enchérit Hugues avec un énorme sourire.
Puis ils se mirent à parler l'un sur l'autre pour m'expliquer comment ils avaient fait. Ces questions m'auraient déjà dépassé si un seul m'avait expliqué calmement, alors les deux en même temps et dans l'état dans lequel ils étaient...
            Je m'installai derrière l'ordinateur et tapait une autre recherche. Après un temps d'attente qui m'aurait excédé par la passé, une nouvelle page web s'afficha.
—  Tu sais ce que ça veut dire ? me demanda Hugues.
Ma vie défila devant moi, ce qu'elle fut, ce qu'elle était à cet instant précis, ce qu'elle serait. À eux deux, il tenait l'avenir du monde entre leurs mains. J'en tremblai, de peur et non d'excitation.
            Ma seule réponse fut de fermer l'écran de l'ordinateur et de le débrancher.
            Ils arrêtèrent de sauter dans tous les sens et me regardèrent sans comprendre.
 
            Deux heures plus tard, je rentrai finalement chez moi. Le trajet fut silencieux, je tremblais toujours. Quand je franchis la porte de notre appartement, Julie vint à ma rencontre, gênée par son gros ventre, et me demanda, inquiète, où j'étais passé. Je l'embrassai comme si c'était la première fois que je la voyais et la pris dans mes bras, rassuré de savoir que mon enfant grandirait finalement dans un monde meilleur.





Benjamin Meduris
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"Un nouveau monde d'avant" d'Alexandre Chauvat Empty Re: "Un nouveau monde d'avant" d'Alexandre Chauvat

Mer 23 Juin - 11:23
Un tour d'horizon crédible de ce qui pourrait se passer en cas de panne mondiale d'internet.
Il y a de bons traits d'humour et le tout se lit facilement. Mais il manque, à mon sens, de l'ntérêt, de quelque chose de plus percutant...
Mis à part la chute que j'interprète comme étant radicale venant du protagoniste principal et qui me plaît beaucoup !
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