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 "Le Jeu des Perles de Rêves" de Corentin Ruffet Empty "Le Jeu des Perles de Rêves" de Corentin Ruffet

Mer 25 Aoû - 16:30
– Ô Mouvance ! Qu’elle est cette tare que tu m’infliges ? Explique-moi. Pour quelle raison ne puis-je plus user de mon don de Modeleur sur ma personne ? Pourquoi je me fige au masculin, tandis que toi, tu conserves ton aspect Androgyne ?
Eïvan se tenait accroupi devant l’autel où une statue chryséléphantine de la Divinité de Mar le toisait de toute sa hauteur. Elle se trouvait flanquée de braseros suspendus qui diffusaient leur douce chaleur dans tout le temple. Après avoir légué quelques mots supplémentaires, Eïvan planta ses trois bâtons d’encens dans la cuvette cendreuse aux pieds de l’Androgyne. La fumée était censée monter jusqu’au domaine spirituel de Nathalahan puis, voguant d’un Monde Privatif à l’autre, rejoindre Mar et la Réalité.
L’œuvre d’art qui offrait un modèle aux mariens n’était pas asexuée. Plutôt hermaphrodite. La statue affichait une barbe virile ainsi qu’une poitrine rebondie, sans oublier quelques attributs divins. La cuvette était censée représenter la mythique Fontaine de Castaldie par exemple.
Eïvan, lui, n’arborait plus l’aspect de l’androgyne. Sa poitrine était puissante, large et tendue par des pectoraux saillants. Une toison lui couvrait peu à peu les bras et son visage. Ce qui le dérangeait le plus était la profusion de sa pilosité aux aisselles et à l’entrejambe. Cela grattait atrocement.
L’homme se releva, interdit. Le silence n’avait été rompu par aucune une réponse.
Une bile amère remonta alors dans sa gorge. Il se faisait l’effet d’un bel hypocrite. Peu de mariens priaient encore dans la Réalité. Et encore moins à l’intérieur des Mondes Privatifs. Leur vie était un paradis. Ils étaient chacun le dieu de leur propre bulle et pouvaient même retrouver amis et amours dans des Mondes Privatifs communs tels qu’Altion ou bien Nathalahan. Alors pourquoi se donner cette peine ?
Suite à son mal, Eïvan s’était précipité sur Altion. Son monde personnel possédait une gravité bien faible comparé à celui-ci. Mais, il avait nié sa lourdeur corporelle. Il en était l’un des administrateurs, donc cela n’avait pas été trop compliqué. Il s’était de suite dirigé vers le lieu de culte imposant à l’écart du Palais des Champions.
Il s’agissait d’un sanctuaire magistral. Une véritable cathédrale à la gloire de Mar, l’Androgyne. L’intérieur encore plus resplendissant que l’extérieur. L’abside dans lequel Eïvan se tenait possédait des vitraux rayonnants à la couleur aussi animée que des poissons psychédéliques nageant dans une mare. Un soleil perpétuel faisait naître un kaléidoscope de couleur dans la nef. Tout était parfait. Comme une rose peinte ou la photographie de ses enfants. Éternel. Immuable.
Depuis quand ? Se demanda-t-il subitement en avisant ces lieux gelés. Presque morts. Depuis quand la perfectibilité est une glace qui a figé la nature même de notre lieu de dévotion ? Depuis quand est-ce aussi beau qu’abandonner ?
Cette halle immense derrière lui aurait en effet pu accueillir tous les androgynes des Mondes Privatifs. Des colonnes en marbre blanc veinées d’ambre y supportaient une charpente en or massif. Cependant il manquait quelque chose. Il y avait des coraux au plafond auparavant. De même que l’odeur des fleurs et du vin. Pourtant, la maison de Mar était vide. Le regard de l’homme erra dans toutes les directions. Il eut la sensation que toutes les différences lui sautaient aux yeux maintenant que lui-même avait changé pour de bon. Des mosaïques représentant chaque étape de la Classification des Nuages, allant du passé au futur, décoraient le sol. Cela attira son attention plus que toute autre chose.
Sa transformation non désirée appartenait-elle à l’un de ces signes ? Les Nuageux étaient-ils aussi dans le déni ? Le Jeu des Perles de Rêves commençait-il ou bien vivaient-ils la décadence sans s’en rendre compte ? Pourquoi personne n’avait rien fait pour empêcher cela tout en sachant ce qui allait advenir ?
Désemparé et empli de frustration, Eïvan serra les poings. De ses deux mètres trente, il paraissait bien petit au centre de cette architecture monumentale. Il se détourna de l’idole, sa cape fouettant l’air dans son mouvement. Ses cheveux blonds et ses yeux bleu azur resplendissaient malgré tout. Ses bottes d’apparats et sa ôinée, la tunique des Champions, témoignaient de son appartenance à Altion de tout son être.
Quelqu’un pleura.
Eïvan fit volte-face, cherchant des yeux l’auteur de ces larmes. Personne n’avait troublé la solitude du temple depuis qu’il était arrivé. Il doutait même que personne l’eût fait depuis bien longtemps. Il suffisait qu’un Rêveur Modèle de temps à autre pour assurer l’intégrité de l’édifice. Ce qui n’avait pas empêché des changements…
Dans tous les cas, qui donc pouvait bien rompre la quiétude des lieux ? Quelqu’un d’autre subissait-il la même malédiction que lui ?
Cette dernière question plus pressante le força à user du Perçant. Le Champion ferma ses paupières tout en se concentrant. Il utilisa cette cloison noire à l’image d’un focalisateur optique. Sa perception se modifia. Elle se para de plages de couleurs chaudes et froides à mesure que l’univers thermique remplaçait son ancienne acuité visuelle. Rapidement, il repéra une présence prostrée derrière la statue de bronze et d’ivoire.
Il se dirigea lentement derrière l’autel les yeux bien ouverts. Ses mouvements empruntaient à la dignité même. Habitué à la paix, il ressentit une petite appréhension à la proximité de la tristesse. Ce ne pouvait pas arriver dans leur âge d’or. Moins encore dans le monde des Champions.
L’homme matérialisa dans ses mains sa lance, Celle qui Accroche les Étoiles. Pour se battre, plus que pour les autres domaines de la Rêverie, mieux valait se conformer à la Loi du Fourreau. Un objet proche d’une arme saurait mieux le défendre que s’il créait de toute pièce un sort létal tel qu’un virus toxique.
Malgré ses précautions, Eïvan garda un air détaché.
Derrière l’autel se trouvait une femme. Habillée d’un drapé léger des visiteurs peu puissants. Ses épaules tressautaient, sa respiration était saccadée. Elle pleurait à chaudes larmes. Des imprécations murmurées, des demandes mêlées de morve, des oraisons persistantes, rien ne permettait une bonne compréhension quant à l’origine de ses maux.
Fronçant les sourcils face à cette débauche de calamité se déversant de la bouche de cette étrangère, Eïvan secoua la malheureuse.
– Par Mar, calmez-vous donc ! Qui êtes-vous et qu’est-ce qui vous afflige au point de salir du sel de vos larmes l’autel de l’Androgyne ?
– Et vous ? Contre-attaque-t-elle d’un reniflement peu avenant.
– Je suis venu demander aide et conseil.
– Cela a-t-il fonctionné ? Car pour ma part, Mar demeure sourde à mes suppliques.
– Hum. Quel est votre nom ?
La personne se tourna. Les yeux rougis, le visage chaud couvert de sillons brillants, les cheveux filassent qui retombaient telles des algues hors de l’eau. Elle avait l’air horrible. Horriblement naturelle. Cependant, Eïvan discernait aussi chez elle les affres de ceux qui voyageaient sans autorisation entre les Mondes Privatifs. L’exoculture bleuissait ses ongles, faisait saigner son nez ainsi que ses oreilles et rendait friables les extrémités de sa tunique. Eïvan fit la moue. Le tissu était grossier et rêche au touché. Il ne montrait pas les propriétés d’un habit de Rêveur. Cette femme n’avait pas Modélisé ses habits elle-même ?
– Quel réconfort chercher dans ce lieu vide d’esprit divin ? se lamenta-t-elle. J’ai traversé les mondes pour trouver des réponses ici. Pour me procurer des soins. Ce temple est le plus renommé. Davantage même, que celui de Nathalahan qui pourtant correspond directement avec la Réalité. Si je n’obtiens rien, où puis-je trouver refuge ? Dites-le-moi, vous qui posséder encore le Don ! DITES-MOI COMMENT ME SAUVER !!!
Ses mains telles des serres lui agrippèrent le col. Son impuissance lui déchira d’autant plus le cœur qu’il faisait écho à son propre sentiment : d’une certaine manière qui le terrifiait, Eïvan croyait voir son futur dans cette pauvre miséreuse. Il se libéra sans précaution. La femme tomba alors sans force. Elle s’allongea au sol en position fœtale. Ses sanglots redoublèrent. Le Champion recula en écarquillant les yeux. Son esprit venait de percuter toute l’étendue de ce que suggéraient ces plaintes. Cette femme laissait entendre que...
Il sortit prestement un appareil de sa poche. Tous les Rêveurs en possédaient un. Cela leur permettait assez simplement de mesurer le taux de Rêverie dans les Mondes Privatifs et préserver leur cohérence. Si celui-ci baissait de trop, il suffisait d’en réparer la trame comme le ferait un charpentier pour une maison. Son compteur Gintang dans la dextre, Eïvan utilisa sa Rêverie pour le faire fonctionner. L’aiguille sur le panneau du bloc noir ne bougea pas d’un millimètre. Ce n’était pas normal. Pour s’assurer que l’objet fonctionnait bien, le Champion dirigea ses antennes en amisphère vers l’intérieur du temple. La mesure pointa directement dans le rouge, démontrant l’omniprésence de la Rêverie.
La gorge sèche, il redirigea l’appareil vers l’inconnue. Un encéphalogramme plat ne serait pas plus éloquent. Suite à ce constat, l’homme tituba en arrière comme devant une pestiférée.
– Vous... Vous n’avez plus de Rêverie en vous… totalement coupée du Don de Mar. Vous n’êtes plus une homo luden
La malade pivota si promptement qu’il en sursauta. Et une terrible voix éraillée jaillit de sa gorge en ces termes :
– SIDÉRÉE ! C’est comme ça que cela se nomme. JE SUIS SIDÉRÉE ! ET BIENTÔT, LA DÉLIQUESCENCE NOUS PRENDRA TOUT ET MAR SERA IMPUISSANTE PUISQUE C’EST ELLE QUI SOUFFRE !!!
Eïvan aurait aimé réfuter les mots de cette sombre prophétie. Mais les affres qu’il subissait l’empêchèrent d’émettre le moindre mot d’espoir.
Plus par peur de cette femme que pour avertir les siens, il s’enfuit.
 
*
 
– Les réfugiés s’entassent ! Que vous faut-il de plus ? La Déliquescence est là ! Elle corrompt nos mondes et notre Rêverie !
– Oui ! Des Résurgences dans la Réalité. Et maintenant, des démons au sein des Mondes Privatifs. Que vous faut-il de plus ? Nous ne trouverons même plus la paix dans la mort !
– Et depuis quand la mort est-elle celle qui remporte la victoire ? Avez-vous abandonné la vie ?
La cité de Nathalahan.
– Nuageux ! Pourquoi n’avoir rien dit ? N’avoir rien révélé ?
– Et qui écoutaient nos avertissements ? Fous que vous étiez, reclus dans vos mondes, et faisant la sourde oreille à ce qui survenait dans tous les Mondes Privatifs et la Réalité. Le Jeu des Perles de Rêves, vous n’en connaissez même pas les règles. Pourtant vous vous y adonnez comme des enfants inconscients !
– Vous n’êtes pas thaumaturges mais seulement oracles ? Profiteurs inutiles !
Dans l’Amphithéâtre du Soustrim.
– Eh bien Eïvan, fit une voix non amplifiée. On peut dire que ton offrande aujourd’hui est un véritable caillou… dans la Mar ! Hahaha.
L’intéressé dévia des yeux brulants vers son ami. Ses lèvres s’ouvrirent pour une réplique qui mourut dans sa gorge. S’il savait le temps qu’il avait mis pour faire part de l’urgence de la situation aux vingt-six autres administrateurs d’Altion et mander ce rassemblement de tous les Rêveurs (tous ceux disponibles en tout cas), Verakoleïv aurait rédigé un Édyre sur ses frayeurs et son incompétence. Le poète pointa un doigt dans sa direction.
– Pourquoi donc s’être figé mon ami ? Tes muscles puissants sont impressionnants, certes. Toutefois, j’aime assez l’éclat doux de tes lèvres rubicondes. T’ai-je déjà relaté les vers que tu m’as inspirés ?
– Bien trop souvent oui.
Après une seconde d’hilarité, les yeux de l’androgyne perdirent de leur lumière.
– Ho. Tu fais partie des dégâts précoces ?
– Je ne suis pas Sidéré, au moins. Nous qui pensions qu’il s’agissait d’une malformation génétique…
– Je suppose que tu vas rejoindre le groupe des actionnistes.
– Pas toi ?
– Je serais spectateur, comme toujours. Je relaterais cette histoire. Elle figurera au pinacle de mon héritage !
– Ton verbiage n’est qu’un charabia. Nos successeurs n’y comprendront goutte.
– Avec la Déliquescence, je crains qu’il n’y ait rien à comprendre de toute façon. Sauf que nous faisons face à la fin des temps. Tinl’Indator. La Dernière Charade, comme j’aime à l’appeler !
Eïvan laissa son poète d’ami à son exaltation et reporta son attention vers le centre de l’Amphithéâtre.
Le bâtiment était immense. Plus grand que deux stades. Des révotransmetteurs permettaient de suivre chaque allocution de loin. La session serait enregistrée et retransmise aux Mondes Privatifs éloignés ainsi qu’à la Réalité. Les gradins étaient noirs de monde. Cette foule masquait les matériaux composites d’un violet mât où chaque angle était souligné par des néons qui formaient l’ossature du monument. Sur le mur d’en face, siégeaient les dirigeants de Nathalahan. Les vint-sept Foudre. Il avait déjà affronté certains membres de cette arborescence en tant que Champion. Une Élite.
Leurs chamailleries glaçaient donc d’effroi bien plus que les rumeurs de démons qui circulaient depuis… combien de temps ? Eïvan l’ignorait aussi avec exactitude. Les Résurgences avaient marqué le début de l’Hespérien, il y a plus de deux cents ans. Cependant le temps passait si étrangement dans les limbes des esprits des dieux qu’ils semblaient tous frapper d’oublie sélectif. Sa fixation avait-elle eu un impact sur ses capacités cognitives ? La Déliquescence officiait-elle en coulisse depuis un long moment ?
– Et pourquoi croirons-nous ces allégations ?
– C’est notre mode de vie qui est menacé !
– Bande d’idiots ! C’est l’essence même de notre espèce qui est en jeux. On cherche à nous anéantir à la source de ce qui fait notre âme. Il s’agit ni plus ni moins d’un génocide. Il y a un Foudre de traître parmi nous !
Un brouhaha suivit cette déclaration fracassante. Eïvan ne savait pas trop quoi penser de ce début de chasse aux sorcières. Nartor le Maudit était censé être mort. Bien que la création des Résurgences soit son legs, les implications étaient toujours mal comprises. Quant aux Novas, ses suiveurs qui eux-mêmes descendaient des anciens Novateurs, ils n’étaient qu’une petite frange de la société perdue sur Asterchaine. Peut-être n’existaient-ils même plus.
– Vous savez de quoi un seul d’entre nous est capable. Pourquoi alors ne pas croire qu’un fou eut la lubie de tous nous détruire, quitte à formuler un sort-suicide ?
À ce moment-là, on tança Eïvan du coude. À ses côtés demeuraient la plupart des Figés, comme lui. Ses pairs Champions d’Altion qui l’évitaient lui firent les gros yeux de loin. Il acquiesça. Son tour de prendre la parole était venu.
– Moi Eïvan, je me présente à vous en ce jour sombre. J’ai remarqué un manque, une perte de mémoire qui m’affecte. Certains d’entre vous l’on ressentit aussi, je le sais. Nous jouons aux Perles de Rêves sans savoir que le sac de billes se vide. Des Nuageux se sont aperçus de la baisse significative des particules de Gintang. Et il y a ces démons… J’ai personnellement subi les effets délétères de cette invasion. J’ignore son origine, mais j’aimerais qu’on amalgame les souvenirs des témoins dans l’autoconfesseur. J’en possède un très récent. Ajoutons-le et voyons quelle histoire nous contera la conscience composite temporaire, voulez-vous ?
Parler en public ne lui avait jamais donné le trac. Mais là, paralysé dans un état masculin, Eïvan sentait les regards dardés sur lui comme des tisons ardents. Il entendit les commentaires malvenus de circonstance. Finalement on l’autorisa à procéder. Il retira le cristal mémoriel de sa ceinture. Il lui donna comme ancrage gravitationnel l’un des sages de Nathalahan qui l’attrapa au terme d’un vol plané en ligne droite. Celui-ci conçut d’une main un habillage de fer de forme vaguement humanoïde auquel il additionna cette pierre brillante à son squelette. Le vif-argent de sa composition continuait à circuler sur les membres tubulaires de cette machine immobile.
L’espèce d’automate bourdonna avant de s’avancer sur le palier des doléances au centre de la salle. Des volutes argentées s’échappèrent de lui. Elles dessinèrent des scènes mémorielles soulignées au charbon. Dans le même temps, un récit émergea de la bouche de l’autoconfesseur. Eïvan reconnut la prépondérance des mots de Téodowyn, la femme brisée qu’il avait laissée éperdue dans une chambre du palais d’Altion. Son témoignage mettait en valeur la croissance extrêmement rapide de la propagation de cette peste qui rognait jusqu’à leur ADN. Les images à elles seules valaient tous les discours.
– CE N’EST PAS UNE MALADIE COMMUNE. CE SONT DES BÊTES. DES DÉMONS ! ILS SONT ISSUS DE VOTRE AVIDITÉ PERSONNIFIÉE, DE VOTRE AVEUGLEMENT D’ENFANTS IRRESPECTUEUX. VOUS ÊTES SUR LE SEUIL DE LA PROCHAINE ÉTAPE DE LA CLASSIFICATION DES NUAGES.
Tout le monde trembla.
Insidieusement, des vrilles ténébreuses s’inscrivirent au-dessus des têtes des Rêveurs. Des mouvements saccadés y apparaissaient. Des formes de griffes et de crocs. Une armée, immense qui dévorait la Rêverie même. Chaque monde se délitait, fibre par fibre, particule après particule, absorbé dans le néant. Et derrière ce voile percé, la surface ocre de Mar. La terre qui se craquelait. Les arbres qui perdaient leurs feuilles par milliers ainsi que les catastrophes qui s’additionnaient de manière exponentielle.
Tous les Rêveurs touchés, qu’importe leur caste ou leur obédience, revivaient leur fin. Des dieux qui voyaient arriver leur mort sous la forme d’une légion implacable. Des yeux rouges sangs désirant s’abreuver, remplir le vide créé par homo luden. Et ces voix. Ces voix ! Elles détenaient cette intonation trop humaine pour des prédateurs aussi vicieux. « MAR ! » criaient-elles. « MAR !! » hurlaient-elles. Et, mêlé à une odeur d’ozone précédent l’orage, un sentiment de revanche. Celle de l’épée de la vengeance à abattre sur les petits dieux égoïstes et pédants qu’ils étaient.
Ces voix… n’étaient-elles pas trop réelles par rapport à cette simulation rêvée ? 
– AU REVOIR.
Le silence régna soudain. Les néons s’assombrirent comme si un rideau de terreur les empêchait de fonctionner convenablement. Un murmure vainquit la santé mentale de certains des spectateurs :
– Et c’est alors que la vie me quitta.
Mon nom sera-t-il inscrit dans les Edyres ?
Jamais je ne verrais l’après de leurs dires,
La vie est un fluide dont je ne suis plus les pas.
Verakoleïv fredonna encore un peu avant que ne se déchainent les Chiens des Abysses. Avant que la haine et l’obscurité ne plongent la capitale humaine dans le chaos. Eïvan se rendit compte que l’autoconfesseur brillait de manière lunaire dans la nuit. Seul. Et de ses pensées se concrétisa l’horreur indicible d’un virus cognitif que lui-même avait stupidement copié et propagé dans l’Amphithéâtre. Les plus primitives peurs des androgynes se dévoilaient. Une brèche dans Nathalahan. La Déliquescence frappait à leur porte et aucun Rêveur n’était paré.
Un éclair horizontal frappa le héraut du Tinl’Indator. La créature crépita avant que son torse proprement coupé par une frappe chirurgicale ne s’effondre au sol. Comme si on enlevait le voile enténébré, la lumière reprit ses droits. Alentour, Eïvan remarqua des faces choquées et d’autres individus qui se rongeaient déjà les ongles. Lui-même hyperventilait comme s’il venait de passer les épreuves des Champions. Leur corps mortel se rappelait à eux.
Une silhouette se dressait au milieu de l’Amphithéâtre.
– Eh bien, quelle entrée en scène ! Pour sûr, je vais chanter les louanges de celle-là !
Eïvan ainsi que des milliers de paires d’yeux détaillèrent la personne qui venait de stopper l’incursion de l’armada démoniaque.
Une femme aux cheveux d’améthyste. Une héroïne à la tenue de combat technologiquement renforcée, avec pour seule fantaisie une écharpe jaune accrochée à son épaule. Une déesse au regard profond, mesuré. L’agent de l’opposition muni d’une lame irréelle. Une épée rouge volcanique dont la colère était palpable et détenant des capacités uniques. Un ciseau. Celle qui peut délier les univers. Séparer le matériel du spirituel.
– Quelle mauvaise blague est-ce là ?
Bien entendu, Verakoleïv profita de ce moment d’expectative pour ajouter son grain de sel à ce commentaire :
– Un sacré Calembour, c’est moi qui vous le dis !
 
*
 
– Paudie Halix Zet.
– Plutôt Paudia dans mes vers et donc pour la postérité. Les traditions antiques pour les noms sont surfaites…
– Verakoleïv !
– Oui ?
– Tu m’as menti. Nous luttons depuis tout ce temps et Paudia me révèle que tu as aidé à créer les Divitaes ? Comment as-tu pu concevoir pareilles armes de destruction alors que tu ne fais que flâner d’un monde à l’autre sans but ?
– Je suis un poète vois-tu. Un créateur, un artiste. Il leur fallait le meilleur orateur. Le plus à même de démêler les mots. Le plus compétent pour agencer la Rêverie de sorte que les sorts fonctionnent. Il n’est pas aisé de créer un outil pour annihiler une chose avec la même source qui lui permet l’existence.
– Nous pouvons pourtant Décréer depuis l’époque du Noachien.
– Justement. Je me suis appuyé en grande partie sur ce pan de la Rêverie. Mais pas que. La Déliquescence, c’est la négation de la Rêverie. Des antiparticules de Gintang si tu préfères. Chaque syllabe se doit d’être parfaite !
La conscience presque scientifique de son ami étonna Eïvan. Il ne l’avait jamais perçu ainsi.
– Vous avez fini vos jérémiades ? La fin ne tardera plus.
L’homme tourna la tête vers une Paudia qui scrutait le lointain, d’une allure épique préciserait sans doute Verakoleïv. La fragilité de son corps mortel transcendait d’autant plus ses actes. Cela faisait de cette femme quelque chose… d’indéfinissable. Elle aurait fait une Championne de renom.
Au lieu de cela, elle sauvait leur race tout entière.
Les trois compagnons se trouvaient à Hermagaödon. La capitale de Mar et dernier bastion de l’espérance. Le lien avec Nathalahan y était le dernier vestige des Mondes Privatifs. 
Une chose leur était parue évidente durant la guerre : la Déliquescence était une force à l’image du sommeil. Elle gagnerait toujours, qu’ils se débattent ou non. D’autant que la raréfaction de la Rêverie les empêchait d’utiliser les bombes révocléraire, les virus et autre artefact d’un arsenal désormais inutilisable.
De plus, d’après les études des Nuageux sur la Classification des Nuages, Mar’s et ses siècles de guerre pour la préservation des ressources et l’avancée technologique étaient devant eux. Paudia elle-même avait été l’une des premières écoterroristes à pousser sur Mar leur fameux cri de ralliement. Il ne restait plus qu’une option viable : la sauvegarde.
Eïvan serra le manche de sa lance. Une Divitaes dénommée Aube. À ses côtés, nombre de Rêveurs se préparaient au combat. Les derniers Foudres aptes à user toutes les facettes de la Rêverie. Plus aucun androgyne. Les chanceux, voyant la maladie de fixation se répandre, avaient prévu le coup. Ils avaient choisi le sexe et la forme de leur corps avant les premiers symptômes. Si lui-même ne s’en sortait pas trop mal, ce n’était pas le cas pour tout le monde. Et puis il y avait les excentriques tels que Vérakoleïv. Ce dernier avait préféré un ventre rebondi, des joues de bambin plein de lait et une touffe de cheveux rousse comme les flammes plutôt que l’athlétisme du commun.
– Après la traque de Nartor, je m’endors en révostase, pensant trouver un remède à mon réveil, maugréa leur héroïne. Le destin n’a pas eu pitié de moi puisque cinquante ans plus tard, on me réveille par soucie d’économie, pile pour une nouvelle guerre.
– Mar a eu le nez fin puisque sans toi, Nathalahan serait déjà tombée.
Le poète pouffa avant de se tourner vers le couple.
– Mar ? Mar et non Mouvance ? Est-ce une femme, une Déesse et non l’Androgyne ? Les mœurs s’adaptent bien vite à ce que je vois.
– Ferme ta bouche ou je vais te la coudre d’une pensée.
– Haha ! Attention à ne pas vider le puits, vilain garçon.
Un regard appuyé suivit cette réplique.
– Pfff. Si on ne peut plus s’amuser.
– Tu devrais rentrer aux Archives Éternelles. Tu n’es pas un combattant. Et tu l’as toi-même avoué, renchérit Eïvan avant que son ami ne puisse répliquer. Tes mots sont trop importants. Donne-toi l’occasion de relater notre lutte pour que nos enfants en tirent les leçons appropriées.
Vérakoleïv couina comme les mots s’affrontaient pour franchir ses lèvres. Il pencha la tête sur le côté puis changea d’expression. Il sourit de toutes ses dents parfaitement alignées.
– Mais oui ! Il va y avoir une ribambelle de naissances si nous survivons. Une myriade de têtes blondes qu’il convient de guider sur le chemin du drame ! Bonne idée Eïvan, très bonne idée. Je m’y rends de suite !
Le Rêveur ne fit pas un pas que déjà, il se retourna :
– Ho et si possible, évite de mourir. Les paradis personnels n’existent plus et nous ignorons bel et bien si le monde d’après possède d’aussi agréables douceurs que les fraises à la chantilly, les galipettes sous la couette ou mon lyrisme légendaire. Si même le néant seul n’est pas notre unique mérite.
– Je m’en souviendrais.
– Ils arrivent.
Eïvan reporta son attention au-delà du rempart.
De droite à gauche, des ténèbres sans fin. Elles se rapprochaient et derrière, la robe sableuse de Mar se laissait entrevoir. La dépravation de la planète même. Une désagrégation qui s’était étalée sur des années, des décennies. Eïvan avait même vieilli et récolté son lot de cicatrices. Sa Divitaes bien en mains, il commença à inspirer profondément pour maîtriser les battements de son cœur.
La mission de tous les vétérans présents ici était de retenir l’ennemi suffisamment longtemps pour que le sort de déphasage fonctionne. Paudia et son groupe d’activistes œuvraient depuis longtemps sur Mar et dans les Mondes Privatifs. Ils ne jouaient pas aux perles, eux. Ils agissaient, leur pensée déjà tournée vers Mar’s et au-delà. Espérant que les champs stériles refleuriraient, quand bien même personne ne désirait les croire.
Ils avaient forgé les armes. Puis leur était venue cette idée de préserver toutes les connaissances quelque part : Les Archives Éternelles, que des Rêveurs continueraient à faire fonctionner au prix de leur vie. Le Réseau des Nuages avait été mis à contribution. Toutefois, même cette manne éthérée de connaissances souffrait de trous dans sa toile.
Ils avaient donc réalisé une copie des Archives de Nathalhan et organisaient son transfert dans la Réalité vers Hermagaödon. Une méthode moins gourmande que sa création ex nihilo. Eïvan en ressentit un léger tiraillement. Son estomac se retourna comme dans un ascenseur. Des acouphènes naquirent dans ses tympans et la limite entre la Réalité et le Monde Privatif se brouilla. Comme si la Déliquescence les submergeait déjà. Le déphasage commençait.
La capitale pleine de vie, symétrie d’une Nathalahan en déroute, allait connaître le pire cauchemar de leur temps. Tout serait-il balayé ? La Classification des Nuages laissait entendre que non. Que le Tinl’Indator n’avait pas encore sonné.
Encore fallait-il se battre pour repousser cet avenir funeste.
– Ce n’est pas la Déliquescence ! Faites face à ces abominations en voyant clair en elles : seulement un sort-suicide d’un vil Rêveur parmi les justes ! L’inconnu en fuite, la peur ne doit pas vous étreindre ! Courons droit et plantons nos lames forgées par notre vaillance dans le cœur de ces monstruosités !
– Mar est avec nous !
– POUR MAR !!
Tristes sires qui escamotent la vérité de leur propre entendement pour ne pas affronter la réalité, se dit Eïvan. Néanmoins tant qu’ils se battent, l’aveuglement vaut peut-être mieux que la débandade.
Les généraux, les héros et autres fixés hardis levèrent leurs armes. Des vociférations et des cris de guerre se répercutèrent sur toute la ligne de défense comme autant d’ovation pour la gloire et le courage. Il y avait des milliers de Foudres qui hurlaient leur envie d’en découdre. Les Divitaes destructrices de mondes accrochaient les rayons divins de leur imagination et se paraient de l’éclat de l’ivresse du sang. Chacun tapait du pied, rugissait ou bien agrippait un frère ou une sœur d’arme. Tous se tenaient face à la Déliquescence afin de protéger leur futur. Ils tiendraient chaque centimètre de cette ceinture de pierre. Sur la ligne de défense, il n’y avait pas une place vacante. Cela remplit Eïvan de fierté. Malgré leurs défauts, la noblesse brillait en eux à la fin.  
Paudia ne fut pas en reste. Elle lança sa devise fétiche. Un appel qui, telle une pieuse supplique, serait repris par ses obscurs agents du changement qui avait permis à tous les Rêveurs et mariens de ne pas sombrer dans l’anarchie.
– Laissez refleurir les fleurs de Pensée !
Elle était là. La marée. Au pied de la muraille. Eïvan sentait le soufre de cette vague indomptable. Il inhalait la puanteur de la mort qui venait chercher son dû. Ses mains moites le trahissaient-elles ? Les profondeurs insondables de cette armée le clouaient-elles sur place ? Non. Son devoir ne se trouvait pas dans l’immobilisme. De même que la vie.
Les ténèbres fondirent sur eux sans réserve. Des pièges avaient explosé. Des bombes aux souffles ravageurs, des gouffres, du plasma et des portails avaient saccagé la ville plus qu’autre chose. Le sort de déphasage continuait son œuvre bien trop lentement.
Il ne restait qu’une chose à faire à Eïvan. Entrer au cœur de la bataille la tête haute et le cœur vaillant. Jouer d’Aube contre ces bêtes féroces. Couper les fils du destin ou bien plutôt, choisir sa propre barque et la mener où bon lui semblait. Paudia ne quitta pas son côté.
En cette seconde précédant la bataille, il murmura autant pour lui que pour ses alliés l’apophtegme par lequel les Champions se battaient depuis la nuit des temps. Avant même l’avènement des Mondes Privatifs qui avaient créé cette situation incertaine.
– Je suis Foudre. Et je m’abats comme tel, sur les ennemis de la vie.
Et jusqu’à maintenant, les Champions avaient toujours remporté la victoire.
 
 
 
FIN


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