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Aramis
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"Sept heures du mat" d'Hélène Coqueriaux Empty "Sept heures du mat" d'Hélène Coqueriaux

Mer 25 Aoû - 17:04
D’habitude je me lève sans trop de difficulté. Je suis une bonne dormeuse. Mais là, après une nuit d’insomnie, quand mon réveil a sonné j’étais profondément endormie et il m’a fallu un moment pour émerger. C’est vraiment anormal pour moi d’être réveillée par une sonnerie.
 
Il a l’air de faire jour. Puis – ça m’est revenu. D’ailleurs pourquoi avais-je mis mon réveil hier ? Aurai-je encore besoin d’un réveil ? J’ai envie d’aller sur internet pour vérifier que je n’avais rêvée ; mais en même temps, j’ai déjà passée tellement d’heures la nuit dernière à scroller mon téléphone, article après article et échanger des messages avec des amis, que là je n’ai pas le courage de recommencer. Alors je reste allongée dans mon lit, l’esprit vide ; ou plutôt très confus. J’ai l’impression que la ville est anormalement calme. Ou alors c’est moi qui suis anormalement calme. Je ne reste jamais au lit sans rien faire, soit je lis, soit j’écoute la radio, me promène dans phoneland.
 
J’entends des enfants jouer dehors. Je me lève, ouvre les rideaux et regarde par la fenêtre. Apparemment il n’y a pas école. La rue du Mail est bien calme ; je ne vois aucune voiture en circulation. Seuls quelques enfants jouent et un groupe d’adultes les surveillent. Qu’est ce qu’ils peuvent bien se dire ? Ils doivent savoir. Tout le monde sait.
 
Alors c’est ça un monde sans argent. Un monde calme, hébété.
 
Bon, je me fait un thé puis j’allume mon téléphone. Il y a encore de l’électricité. 9H10. Je devrais être au boulot depuis quarante minutes. Est-ce-que j’aurai un message de ma cheffe ? Est-ce que je suis sensée travailler dans un monde sans argent ?
 
Soixante deux messages. Adrien est super excité et trouve ça fantastique. Il a envoyé une tonne de messages avec plein d’idées tout azimut sur ce qu’il va faire : des jardins dans son quartiers, une maison du partage, partir randonner plusieurs mois…. Margot pense qu’on va rapidement manquer de nourriture et veut qu’on mutualise nos stocks. Adrien n’est pas du tout d’accord, il veut qu’on partage tout avec tous. Nat veut emprunter une voiture pour rejoindre Jo en Belgique. Karen se demande si elle va devoir déménager et demande si quelqu’un peut l’héberger. Lilith ne voit pas pourquoi on devrait quitter nos logements si on loue, ils sont à nous maintenant. Dan veut retirer son épargne de la banque. Mais il n’y a plus d’argent lui répond Adrien, ça a été abolit. … Les messages continuent à affluer et les notifications à sonner. Je mets mon téléphone en silencieux.
 
Moi je n’arrive même pas à penser. Je ne sais pas ce que je vais faire dans une demie heure. Je me sens complètement perdue. J’ai l’impression que le futur à disparu. C’est fou tout de même de ne pas arriver à se représenter l’avenir puisqu’un comité mondial à décider d’abolir l’argent. Pourtant mes projets n’étaient pas particulièrement liés à l’argent ; enfin je ne crois pas être une personne vénale. Je ne pense pas que l’argent était quelque chose de particulièrement important ou encore préoccupant pour moi.
 
Je me réchauffe les restes du diner d’hier et déjeune en écoutant la radio. Sur toutes les stations le même message tourne en boucle : « hier soir un peu avant minuit un comité mondial à décidé d’abolir l’argent, la mesure est entrée en vigueur quelques minutes plus tard à minuit. Afin de rendre cette mesure irréversible l’ensemble des données bancaires mondiales ont été supprimées ». Je saisi mon téléphone et accède à mon application bancaire. Un message d’erreur apparaît lorsque j’essaye de me connecter à mon espace client.
 
A force de tourner en rond et de ruminer je me décide à sortir. Je n’ai pas envie de parler, je ne sais toujours pas quelle pensée articuler mais ça me fera du bien de bouger. J’imagine l’itinéraire que je vais prendre, couper par les parkings derrière l’immeuble pour rejoindre le parc Olympe de Gouge puis direction le bois Haut et de là je n’aurai que l’embarras du choix. Je néglige les habits de j’avais préparés pour aujourd’hui et enfile un short, débardeur et mes sandales.
 
J’ai l’impression qu’il y a beaucoup plus de monde que d’habitude dehors, et il y a comme un air de mois d’aout alors qu’on est en mai. Des nombreux petits groupes parlent ici et là. Je me dirige à grand pas vers le calme de la nature. En arrivant place du Belvédère, je remarque quelque chose de surprenant. La boulangerie est ouverte. Je m’approche doucement et regarde à travers la vitrine. La boutique est achalandée « normalement ». La boulangère me voit et me fait signe d’entrer. Je fais non de la tête. Elle me souris, contourne le comptoir et sors sur la pas de la porte. - Quelle journée extraordinaire me dit-elle. - Oui, ça on peut le dire. Et vous êtes ouverte. - Bien sûr que je suis ouverte, je me lève à trois heures depuis vingt-trois ans pour faire du pain et des viennoiseries, c’est pas l’abolition de l’argent qui va y changer quelque chose. Y-a-t-il moins de blé sur terre ? Vous voulez quelque chose ? - Non merci je n’ai pas …. mon porte monnaie. - Y’a plus d’argent, mais moi j’ai toujours du pain. Vous être sûre que vous ne voulez rien ? - Merci beaucoup mais non, je n’ai besoin de rien. Bonne journée dis-je en m’éloignant. 
 
C’est bon d’être en mouvement, en plein air, un mercredi. Voir la boulangerie ouverte m’a vraiment surprise et mise en joie aussi ; tout n’est pas arrêté. Elle est drôlement inspirante cette femme. Aurai-je dû aller travailler ? La question tourne dans ma tête alors que je me promène dans ce bois que j’aime tant. Alors que j’amorce la descente pour rentrer chez moi la réponse s’impose d’elle même: j’ai beau aimer mon boulot pour un cabinet d’architectes d’intérieur, si je n’ai plus de loyer à payer, ni de salaire alors non je ne pense pas que j’y retournerai. Je me prends à rêver ; avec Fatima on pourrait enfin faire les ateliers sur les émotions avec des ados dont on parle depuis des années. Je pourrai proposer mes services d’architecte d’intérieur au collège ? Il en a grandement besoin. Je pourrai faire des ateliers avec les élèves volontaires ; il faudrait penser des espaces modulables. J’ai déjà plein d’idées.
 
Je suis tellement absorbée dans mes pensées que je n’entend pas Margot – ça fait trois fois que je t’appelle me dit-elle. - Tu viens m’aider à porter des outils ? Elle est vraiment persuadée qu’on va manquer très vite de nourriture. Elle n’a surement pas tord. Avec un groupe du quartier, ils ont déjà commencé à bêcher un potager dans le parc de la mairie. - On était trois ce matin, me dit-elle et maintenant regarde, on est au moins cinquante ! Plusieurs personnes ont données des graines. On est un peu en retard pour les semis, mais on devrait néanmoins avoir une belle production pour cet été. Tout en me parlant du potager-verger qu’elle envisage elle me fait retourner la terre, transporter des palettes, aller cherche des graines à l’autre bout de la ville. Il dirait qu’elle a toujours fait ça. Le parc de la mairie est méconnaissable. Elle parle à tout le monde ; son téléphone n’arrête pas de sonner, des gens l’appellent pour proposer d’aider ou de donner du matériel, des graines, du terreau pour le potager. Un vieux couple a proposé ses nains de jardin.
 
Il fait nuit depuis un moment quand je commence à fatiguer et avoir froid. On est moins nombreux  et après une dernière conversation avec des personnes dont je ne connais pas le nom, je rentre chez moi. Je suis fourbue. Je me sens vidée mais joyeuse. Après une douche et pas mal des messages envoyés je me couche enfin. J’ai programmé mon réveil pour sept heure.


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