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"Écaille ?" de Jean-Loup Chevillard Empty "Écaille ?" de Jean-Loup Chevillard

Mar 27 Avr - 15:34
J’avais dîné tôt et des odeurs d’épices flottaient dans l’air. Ces effluves boisés m’emmenaient vers des ailleurs. Un feu fourni brûlait dans l’âtre. Calé dans un fauteuil confortable, les notes cristallines d’une harpe irlandaise m’invitaient à la rêverie. Près de moi, sur une table basse, un mug de tisane au tilleul répandait ses arômes. Ce soir, j’avais le temps, je prenais le temps, de me plonger dans une histoire extraordinaire de fantasy. J’oubliais ma campagne et parcourais un univers fait de forêts millénaires, de montagnes enneigées et de landes battues par les vents. Je bus une gorgée de tisane puis retournai à ma lecture. Le suspens parvenait à son comble. Le héros vivait une situation périlleuse. Il était tard, ma vue embrumée de sommeil, je luttai pour savoir ce qui allait lui advenir. Il était temps d’aller me coucher. Un courant d’air fraîchit ma nuque alors qu’un cri strident me cloua sur mon fauteuil.
Je tournai la tête et découvris que la pièce où je me trouvai n’était pas la mienne ! C’était impossible ! Je fermai les yeux, attendit un peu avant de les rouvrir. Le décor apparut de nouveau, totalement différent de mon salon. De grosses bûches brûlaient dans une cheminée haute comme un homme. De rares tentures habillaient les murs de pierres brutes et le sol dallé accueillait quelques coffres ouvragés. Trois sièges complétaient l’aspect spartiate des lieux.
— Par tous les saints, qui êtes-vous ? Pourquoi portez-vous ces curieux vêtements ? résonna une voix sur ma droite.
Tout droit sortie d’un rêve, une femme avança vers moi. De grande taille et la silhouette élancée, elle portait une robe de couleur grenat aux longues manches. Sur le devant, une ceinture de cuir nouée à la taille retombait en une lanière ornementée de médailles. Ses cheveux bruns, nattés avec soin descendaient le long de son épaule droite. Le cerise de ses lèvres pincées rehaussait la pâleur de son teint.
— Répondez ou il vous en coûtera ! s’écria-t-elle.
De splendides yeux verts m’interrogeaient tandis que ses sourcils se trouvaient froncés, signe d’agacement.
— Pardonnez-moi, madame, mais j’ignore où je suis ! affirmai-je. Pour tout vous dire, je pense m’être endormi et sans doute appartenez-vous à mon rêve…
Elle m’observa, décontenancée.
— Vous vous moquez ? Je vous somme de quitter les lieux immédiatement ou je fais appeler la garde ! 
— J’aimerais pouvoir le faire, mais je me trouve chez moi, ou du moins je l’étais.
Elle sortit de la pièce d’un pas décidé. Pris de frissons, je m’approchai de l’âtre pour me réchauffer. Curieusement, un vieil adage résonna dans ma tête : avec les cheminées, on cuit devant et on se gèle derrière. L’espace d’un court instant, l’idée d’être cinglé me traversa l’esprit. Pragmatique, j’optai pour le rêve. Quoiqu’il arrive, le réveil survient, ce qui n’a rien de dramatique ! L’inspiration de l’endroit me venait sans nul doute du livre que je lisais ; d’ailleurs à bien y réfléchir, la dame ressemblait beaucoup à l’héroïne.
Des bruits de pas m’annoncèrent de la visite. La dame entra, accompagnée d’un homme au riche costume, visiblement le maître des lieux. Sur son doublet en laine bleue, son manteau de drap brun était orné de fourrure de vair aux poignets et sur le bas. À sa ceinture pendaient une sacoche de cuir ouvragé et un couteau de table personnel. Des chausses rouges couvraient ses jambes et à ses pieds, des bottes en cuir de veau fermées par des sangles. À leur côté, deux soldats armés me dévisageaient.
— Qui vous envoie ? lâcha le seigneur entre fureur et étonnement devant ma tenue, qui ici paraissait totalement incongrue.
— Je ne comprends rien, avouai-je. J’étais tranquillement en train de lire un livre et… où suis-je ?
— Au château de Kernadec en Bretagne. Sur mes terres ! Je suis le comte Thibault de Priac et voici mon épouse, Ygraine. À présent, messire, je vous somme de vous expliquer ! D’où venez-vous ?
— Mon nom est Antonin Dubois, je vis dans un charmant petit village en…
— Je n’ai pas l’humeur à supporter votre plaisanterie ! Vous mentez ! s’écria le comte furieusement.
À ces mots, les gardes avancèrent, la pointe de leur lance visant ma poitrine.
Bien que je ne cesse de me répéter que je délirais, je reculai dans un frisson de peur.
— S’agit-il de quelque sorcellerie ? Avouez !
— Thibault, cet étranger semble atteint d’un mal singulier, intervint Ygraine. Ne devrions-nous pas consulter Glazic ?
Le comte hésita puis, sans me quitter du regard, saisit une clochette qu’il agita violemment.
— Va chercher Glazic et apporte-nous de quoi boire, Gauvain ! Cette histoire m’a donné soif.
À peine fut-il sorti qu’un homme de grande taille entra. Drapé dans des robes brunes, ses cheveux blonds tombaient sur ses épaules et il arborait une barbe fournie. Le seul ornement qu’il affichait était un triskèle d’or attaché à un lien de cuir autour de son cou.
— Eh bien, Gauvain disait vrai. Voilà une curieuse rencontre ! affirma-t-il, son regard bleu clair m’observant avec attention.
— Tu as le mot faible Glazic ! Il est apparu par enchantement et dit ne pas en connaître la raison ! Mieux, cet homme est persuadé qu’il se trouve chez lui !
— Notre visiteur est bel et bien perdu. Il nous arrive d’un autre monde !
— Que signifie ?
— N’y voyez aucun danger, comte. Cela est dû à un dérèglement cosmique. Ne sommes-nous pas la veille de Samain ?
— Mais je ne suis pas mort ! m’écriai-je, effaré.
— Disons qu’à la veille de Samain, se créent des passages entre les mondes… Vous vous êtes égarés dans le nôtre sans le moindre dommage. ce qui annonce une certaine chance.
Un sentiment de panique s’emparait de moi. Et si ce mage avait raison ? Si tout cela était réel ? Prenant mon courage à bras le corps, j’allai au-devant d’une lance et appuyai la phalange supérieure de mon index sur sa pointe. La douleur me fit reculer dans un cri. Effaré, je regardai le sang perler à mon doigt.
— Et non, vous ne rêvez pas mon ami, dit Glazic. Vous êtes un voyageur des mondes…
— Attendez, je n’ai rien demandé ! Pouvez-vous m’aider à regagner la paix de ma demeure ?
— Est-ce contagieux ? J’ordonne que l’on conduise cet homme dans un lieu sûr, grogna Thibault.
— Allons, nous ne risquons rien, comte. N’avez-vous pas la moindre envie d’en connaître plus sur ce monde d’où il vient ? commenta le mage. Regardez ces vêtements, ces curieux morceaux de verre posés sur son nez. C’est extraordinaire, convenez-en.
— Non, non, et trois fois non, je veux juste qu’il disparaisse de mon salon ! Mais si cela t’amuse, emmène-le et interroge-le, Glazic. J’y vois un danger pour ce château.
— J’exige qu’on me renvoie chez moi ! lâchai-je à bout de nerfs.
Leur lance en argument, les gardes me poussèrent hors de la pièce. Glazic nous suivit en monologuant. « Je dois au préalable consulter les “Anciens” et je pense qu’ils n’apprécieront pas que je les sollicite. » On me conduisit à travers des couloirs dans une salle où diverses bonbonnes de verre recelaient des liquides colorés. Des récipients posés sur le feu de braseros répandaient une odeur aromatique. Je vis un squelette dressé contre le mur et de nombreux ouvrages de cuir sur des étagères.
— Mon laboratoire ! annonça Glazic avec fierté. Vous ne devriez pas me craindre, car je n’œuvre pas pour les ténèbres.
Il se pencha vers une table, versa un liquide dans un gobelet et me le tendit. Je reculai, réticent.
— Ne me forcez pas à user de violence, étranger !
Les gardes m’assirent sur un tabouret.
— Vous pouvez nous laisser, je ne risque rien.
Lorsqu’ils sortirent, Glazic se rapprocha.
— Soyez raisonnable, je ne cherche qu’à vous aider.
— Je ne vous crois pas, le comte a exigé des réponses que je ne peux pas lui fournir.
— Buvez ! Ce cordial est destiné à vous apaiser. Je sais que le choc du « voyage » peut déstabiliser celui qui l’entreprend.
Je crispai les mâchoires. Glazic sourit, s’empara du gobelet dont il avala une rasade.
— Cela suffit-il à vous rassurer ? Nous avons peu de temps, la lune est pleine, le moment propice pour un transfert.
— Vous ne me soumettez pas à la question ? m’étonnai-je en buvant à mon tour.
— Même si je comprends les craintes du comte, je ne suis pas un tortionnaire, me confia Glazic.
Je sentis une agréable chaleur qui se diffusait dans mon corps. Glazic me dévisageait avec intérêt. M’avait-il fait avaler un élixir qui me rendrait docile ?
— Je devine de la méfiance en vous, d’une telle importance qu’elle bloque vos énergies. Acceptez-vous mon aide ?
— Ai-je vraiment le choix ?
— Allons, racontez-moi votre monde. J’en tirerai les moyens de vous renvoyer là d’où vous venez.
Était-ce l’effet du breuvage ? Je me mis à évoquer le lieu où je vivais, mes amis, mes habitudes. Glazic avait saisi une plume et couchait sur le papier mes réponses.
— Vous devez vous reposer. Je vous verrai demain.
Il ouvrit une porte, une seconde.
— Voici votre chambre. Je vais poursuivre mes recherches.
Je ne tardai pas à m’endormir sur le lit rustique, mais confortable. Je me réveillai un court instant. À l’extérieur, la lune brillait comme de l’argent. Je me sentis apaisé par sa lueur et replongeai dans le sommeil.
***
Après avoir mélangé diverses plantes dans un creuset, Glazic alluma des bougies qu’il disposa au sol dans un rond parfait. Il posa les feuilles dans un récipient qu’il mit sur le feu, laissant la chaleur les brûler doucement. Une odeur aromatique envahit l’air. Glazic s’assit au centre du cercle et entonna une curieuse mélopée.
— Ainsi, c’est toi qui me déranges ? résonna une voix. Que veux-tu, mage ?
— J’ai besoin de ton appui, puissant Burkan.
— Je ressens ton inquiétude, Glazic. Cet Humain te trouble !
— Vous savez ? s’étonna le mage.
— Nous autres dragons possédons des talents que tu n’as pas ! gronda Burkan. En quoi pourrais-je t’aider ?
— Cet homme m’a révélé une partie de ses secrets, mais il ne peut rester dans ce château. Il crée une interférence dans notre monde.
— Et tu dois obéir au comte Thibault qui ne le tolérera pas encore longtemps, le railla le dragon.
— Je désire épargner quelque malheur au comte et à sa famille, Burkan. La présence d’un étranger pourrait à l’avenir présenter un danger que je me dois d’éviter.
— Connaître les savoirs de son peuple te donnerait cependant une puissance nouvelle. Imagine un peu ce que son monde recèle !
— Les temps ne sont pas venus, Burkan !
— Soit ! Je consens à répondre favorablement à ta demande, mais tu vas devoir me laisser agir seul.
Le dragon gloussa, puis rompit le contact. Glazic soupira. La tentation était grande. Qui sait ce qui ce qu’il aurait pu apprendre. Il retourna à ses écrits.
***
Je fus tiré de son sommeil par un bruit de verre qu’on entrechoquait. Je me dirigeai vers la croisée que j’ouvris.
— Regarde bien, Humain !
La voix autoritaire claqua comme un fouet. Tout d’abord, je ne vis personne malgré la clarté lunaire. Puis, une immense silhouette se distingua au-dessus des toits.
— C’est pas vrai, je rêve ! Qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ?
Un rire en crécelle résonna dans mon crâne.
— Tu n’y crois pas, hein ?
La forme se mit en mouvement et des ailes bougèrent. « Un dragon ? Rien ne me serait donc épargné ? »
— Descends me rejoindre !
Paniqué, mais poussé par la curiosité, j’enfilai mes chaussures et sortis pour m’arrêter au premier détour de couloir.
— Je vais te guider.
Obéissant à la voix du dragon, je circulai comme un familier des lieux. Lorsque je traversai la haute cour vers l’être de féérie, je remarquai une lumière à l’étage.
— Glazic aimerait se trouver à ta place, ricana le dragon. Approche !
Malgré l’invitation, je restai à distance.
— Tu as peur, mais tu désires connaître les raisons de ce « basculement ». Typique de ceux de ta race !
Sa carapace luisait d’une aura argentée identique à celle de la lune. Fasciné, je marchai dans sa direction.
— Tu as lu le livre, n’est-ce pas ?
— De quoi parlez-vous ?
Une image s’imposa à moi. Je me trouvais dans son fauteuil rouge, livre en main.
— Comment pouvez-vous ?
— Cet ouvrage est enchanté, tu n’as pas résisté à son appel, expliqua le dragon. L’auteur n’a pas la moindre conscience de ce qu’il provoque en écrivant son œuvre. Il n’a fait qu’appliquer un rituel d’éveil.
— Comment ?
— Certains humains restent fortement liés à la nature, à l’essence des choses. Ils possèdent une sensibilité extrême, ce qui les rend vulnérables.
— Je vais donc mourir.
— Non, rassure-toi. Ce sentiment que je qualifierais d’osmotique vous fait juste paraître différents de vos semblables. Comment dites-vous déjà ? Décalés ? Marginaux ? Rêveurs ? Cela t’évoque-t-il quelque chose ?
Je souris malgré lui, les mots me touchaient au plus profond de moi-même. Le dragon possédait une incroyable faculté, celle de lire les âmes.
— Glazic a immédiatement deviné d’où venait ton problème de translation. Je vais t’aider, mais tu dois d’abord me promettre une chose.
— Laquelle ?
— Jamais, je dis bien, jamais, tu ne devras parler à quiconque de notre rencontre !
— Je le jure ! Mais pourquoi me porter assistance ?
— Mon peuple, ainsi que les Elfes, respecte profondément ceux qui veillent à leur manière sur la nature ! Tu fais partie de ceux-là.
Une immense fatigue m’envahit. Mon crâne m’élançait, l’environnement devint flou. J’eus de plus en plus de mal à voir le dragon qui finit par disparaître totalement. Lorsque je m’éveillai, je me trouvai dans mon fauteuil rouge. Le feu s’était éteint. Ainsi, j’avais rêvé ! Quelque chose m’incita à ouvrir la main que je tenais serrée. Au fond de ma paume, une écaille de belle taille brillait d’une lueur argentée. Un cadeau du dragon. Je me sentis d’un coup heureux, comme jamais je ne l’avais été. Tout était vrai ! Je remerciai Burkan par la pensée.
— Je crois que je tiens là le fil de mon prochain roman !





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