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"Les légendes des mers du Nord" d'Anthony Kontz Empty "Les légendes des mers du Nord" d'Anthony Kontz

Mer 28 Avr - 9:20
  Le ciel s’obscurcissait et la mer s’agitait, projetant des gerbes d’eau sur le ponton en bois. Les bateaux de pêche tanguaient sur un océan sombre devenu colère. De nombreuses feuilles tourbillonnaient avant de redescendre langoureusement sur le sol boisé lors d’une embellie. Le calme avant la tempête, mais le calme venait de disparaître pour laisser place à la fureur des éléments. Des éclairs zébraient l’horizon obscur d’un flash lumineux qui mourut dans la foulée, sous de nombreux coups de tonnerre tonitruants. Les pêcheurs et promeneurs accouraient pour se protéger du tumulte qui pourtant avait prévenu par de menus signes. Le bord de mer n’était plus que rivage en colère.
Un jeune couple d’une vingtaine d’années se rua dans une taverne pour fuir cette soudaine tempête. Ils étaient détrempés ; l’eau ruisselait de leurs cheveux et coulait le long de leurs vêtements. La demeure était sombre, sentait le tabac et le meuble ancien en bois. C’était un bistrot comme on en entendait parler dans les livres, des tavernes où circulent des histoires légendaires racontées par de vieux bateliers aventureux de la mer. Cette jeune femme et ce jeune homme demeurèrent cois à l’entrée de l’enseigne, attendant de ne plus goutter.
Le tenancier les aperçut. Seules trois personnes étaient à l’intérieur : deux amis qui stoppèrent leur discussion à leur entrée et un vieil homme au fond de la guinguette, pipe en bouche. Le gérant les toisa sans mots dire. Le jeune homme, flairant un malaise subvenir, s’avança et prit la parole.
— Bien le bonjour messieurs. Le tumulte de cette tempête nous emporta ma femme et moi, et nous nous sommes retrouvés ici même.
Le tavernier leva sa chope et but une goulée de bière vivifiante, puis il la tendit en leur direction.
— Y’a bien pire endroit pour se protéger d’une tempête, annonça-t-il avec un large sourire. Approchez et venez vous désaltérer. Et deux pressions bien fraîches !
— Nous vous remercions infiniment de votre accueil, conclut le jeune homme avec entrain.
Le couple chemina vers le bar, puis ils s’abreuvèrent, appréciant l’amertume de leurs chopines. Le vieil homme se leva avec difficulté et avança vers eux en claudiquant. Il possédait tout de l’ancien pêcheur amoureux de son métier : casquette gavroche sur de longs cheveux blancs parsemés, barbe blanche, ciré jaune, pantalon en toile, pipe fumante.
— Bien le bonjour jeunes gens, quels sont vos prénoms ?
— Euh… je m’appelle Brigitte et voici mon mari Roger.
— Forts jolis prénoms. L’homme costaud derrière son comptoir, c’est Richard. Les deux hommes attablés à notre gauche sont Gustave et Michel. Et moi, mon nom est Henry.
Le couple, rassuré par cet accueil bienveillant, serra la main du vieux pêcheur ; cette poigne digne du plus robuste des gaillards dans la fleur de l’âge les surprit.
— La tempête fait rage, continua Henry, voulez-vous que je vous raconte l’histoire de ça ?
Il remonta le tissu de sa jambe droite et pointa un membre en bois. Les deux hommes attablés se rapprochèrent pour écouter les paroles du vieil homme.
— Vous la connaissez par cœur cette épopée.
— Oui mon ami, répondit Gustave, mais j’adore l’ouïr, encore et encore. Que de plaisir à entendre le récit du vieux McAllister !
Le pêcheur était aux anges. Il croisa le regard du couple, et les deux jeunes gens lui sourirent, consentant à esgourder son anecdote.
— Je vous préviens, ceci est une histoire vraie. Pour vous, cela ne sera que légende, mais les légendes ne sont-elles pas le fruit d’une vérité oubliée ? Ouvrez vos oreilles en grand, car à l’approche d’une seconde guerre mondiale, cette histoire se déroula à la fin de la première. Nous sommes donc en 1919, au printemps pour être précis, et même si des bribes ont disparu de ma mémoire, ce que je vais vous narrer, je ne l’oublierai que lors de mon trépas. Ce récit, aussi réel que grandiloquent, se passa au beau milieu des mers du Nord. De multiples légendes ont lieu aux Caraïbes, ou encore à l’intérieur du fameux triangle des Bermudes, mais celles-là ne sont évidemment que des mensonges. Non, les contes les plus fantastiques se déroulent au sein des mers du Nord, aux innombrables mythes tout aussi attrayants que mortels. Cette histoire vous glacera les sangs.
 
*
 
Une brume matinale empêcha le soleil de pointer le bout de ses rayons, l’air était frais malgré un printemps proche de la fin. Nous voguions vers le Grand Nord, à la recherche des meilleurs poissons des eaux froides. Les filets étaient tendus depuis un certain temps, et mon personnel les remonta avec hargne et chant à l’appui. Les filets enfin à bord, mon second décompta, blasé, les poissons de notre maigre pêche.
— Déplaçons-nous plus au nord, insista-t-il, les bancs sont de plus en plus rares par ici. Observe la quantité de fretins !
Je le regardais avec entêtement, il connaissait mon point de vue à ce sujet.
— Hors de question de mettre mon équipage en danger dans des eaux troubles.
Mon second, Hamish, un juif émigré, tenta à plusieurs reprises de me convaincre d’aller plus loin dans les mers du Nord, les fameuses mers du Nord où légendes seraient réalités. Je m’y suis toujours refusé, non pas que ma croyance m’en empêche ni la peur, mais de multiples récits contés me font penser que toutes ces légendes ne sont que réalités justement.
— Ton équipage Henry ne sera plus le tien si tu n’as pas de quoi les payer. Regarde-moi cette pêche misérable. Les thons sont petits, les flétans de moins en moins nombreux, les espadons inexistants. Que dire des harengs, le plus gros de notre pêche, si l’on peut appeler ça « gros ».
— Je suis le capitaine, et j’ai dit non. La Première Guerre mondiale a fait des dégâts considérables, notamment en mer. Le poisson va se reproduire et revenir au niveau d’avant…
— Sauf que le peu nous le pêchons, coupa le second. Laissons la poiscaille se perpétuer et allons plus au nord, là où personne n’ose s’aventurer.
J’avais beau y réfléchir, mais je ne voyais effectivement pas d’autres solutions. Les stocks se raréfiaient là où nous nous trouvions, et hors de question de descendre plus au sud, là où le soleil tapait fort et le poisson pullulait. La facilité serait au rendez-vous, bien que de nombreux bateaux de pêche, bien plus massifs que le nôtre, abondaient dans ces eaux, ainsi que de multiples pirates encore en activité. Hamish avait raison, comme souvent.
— Très bien, voguons vers les mers du Nord.
À sa mine déconfite, il n’y croyait plus.
— Vous avez entendu le capitaine, harangua-t-il à l’équipage, voile vers le Nord.
C’est ainsi que nous prîmes de la vitesse vers un endroit mystérieux et étrange, bien que j’étais le seul à le trouver inquiétant. Les matelots chantèrent toute leur joie de retrouver des mers poissonneuses qui nous firent défaut depuis notre retour. La Grande Guerre marqua les esprits, la grippe espagnole finit de les anéantir. Mes hommes avaient besoin d’œuvrer, de s’évader, et rester trop près des côtes avec une pêche alanguie n’arrangeait rien à mon affaire.
L’équipage était fier, et cette fierté s’en ressentait dans le travail. L’annonce d’un départ pour les mers du Nord était une bénédiction pour eux, mais un malaise pour moi tant je l’appréhendais. Leur chant résonna sur l’horizon infini d’un bleu turquoise magnifique, et la brume disparut, laissant place à un réconfortant soleil.
— Quel plaisir, ne trouves-tu pas ?
Effectivement, cela était plaisant. Je souris à mon second et ami et lui tapa fraternellement dans le dos. J’étais fatigué et je regagnai la cabine du capitaine pour m’effondrer sur ma couche. Mes yeux se fermèrent sans que je le veuille, au doux son des strophes de mon équipage.
Une mélopée divine me réveilla, mettant fin à mon songe apaisant. Ce chant n’était pas celui de mes moussaillons. Aucune femme n’était des nôtres, et cet air, pour peu que mon réveil ait bien eu lieu, était féminin, à n’en pas douter. Je me levai pour rejoindre mes hommes sur le pont. Hamish était à la proue, immobile, le regard dans le lointain. Personne ne bougeait, ils étaient hypnotisés, mais par quoi ? Éric était agité ; il hurlait pour détourner l’attention des hommes du mirage subjuguant. Nous devions être les seuls à ne pas contempler l’horizon avec des têtes d’ahuries. Cela pourrait prétendre à sourire, mais le regard vitreux de mon second me fit ravaler ma gouaille.  
Tout ceci n’était pas une plaisanterie ; j’avais beau bousculer Hamish, le pousser pour qu’il tombe, il se relevait et revenait à sa position initiale, regard toujours droit vers ce sublime chant féminin. Que diantre lui arrivait-il ? Que diantre leur arrivait-il ? Cette mélodie n’y était pas pour rien. Éric, quant à lui, n’y était pas assujetti, malgré une anxiété non dissimulée. Il me vit enfin et s’approcha.
— Capitaine, c’est quoi tout ce bordel ?
Je n’avais malheureusement pas la réponse et hochai la tête dans la négative. Il prit peur et se dirigea vers la barre pour la reprendre, pour sans doute faire demi-tour. Il s’en empara, mais Joseph, l’un des nôtres, lui enfonça une dague en plein cœur, sans même une amorce, rien, pas un mot. Éric mourut sans savoir pourquoi, et aux moindres gestes de ma part, je subirai le même sort.
Je ne devais pas faire de vagues, rester le regard droit devant, à côté de mon ami Hamish, escomptant patiemment notre avenir incertain, avec une boule au ventre bien sûr. Le chant s’amplifia à mesure que nous voguions vers les mers du Nord, et plus le chant s’amplifia, plus les hommes ouvraient la bouche, comme pour gober une mouche invisible. Ces voix si envoûtantes subjuguèrent leurs chastes âmes. Trois timbres si différents s’élevaient dans les flots de la mer, enjôleurs, mais surtout tentateurs.
Nous étions vers la fin de la journée, et l’astre de feu disparut sous une brume de plus en plus épaisse. À mesure que nous nous avoisinions des mélodies fascinatrices, le brouillard obscurcissait l’horizon trouble, tant par son opacité que par son angoisse. Les matelots étaient toujours immobiles, le regard vide, et moi j’agis de la même manière qu’eux, de peur d’un dénouement prématuré. Les voix étaient étonnements fluides et en symbioses, et la mer vaguait à son doux son comme un promeneur dans un parc ensoleillé. Nous étions proches d’elles, mais la brume m’empêcha de voir le lointain. Je dus attendre un signe, et ce signe arriva.
L’un des chants cessa, et une chose parut, d’abord sous forme de vagues continues, puis sous aspect humain. Des cheveux d’un rouge feu ondulaient à la surface de l’eau en notre direction avant de disparaître. Puis la créature s’envola dans les airs, sauta au-dessus du groupe pour replonger dans l’océan, éclaboussant les passagers. Je me rendis compte de l’apparence fine de cet être, de ses petits seins fermes nus, ses jolis bras, son ventre plat, et surtout de sa queue de poisson. La nageoire caudale démarrait des hanches pour se terminer en son bout en forme triangulaire, toute en écailles et resplendissante. Au passage du bateau, la nageoire frétillait, les perles d’eau scintillantes retombaient sur les visages des membres du groupe. Qu’était-ce donc ?
La chose s’en revint, elle s’appuya sur le rebord du bateau et se souleva avec ses modestes bras menus, son visage fut mis en évidence. Le groupe la regardait, sans mot dire, subjugué par cette beauté. Elle possédait un visage d’ange aux jolies fossettes naissantes lors du sourire, de ravissants yeux en amandes d’un émeraude enchanteur, un petit bout de nez. Ses cheveux roux d’une longueur remarquable fuyaient au gré du léger vent frais. Elle leur fit les yeux doux, puis recula du bateau.
— Approchez, nous ordonna-t-elle, venez, chers marins perdus.
Puis elle glissa sur l’eau avec une agilité féline admirable. Joseph, à la barre, suivait de près ce petit bout de femme-poisson aux charmes fous. Elle voguait, bien mieux que notre embarcation, comme si l’océan lui appartenait. Elle nous dirigeait vers les deux mélodies encore actives, avant d’elle-même reprendre son chant suave. La femme-poisson ralentit, et nous de même. À travers l’épais brouillard, un immense rocher surplombait la mer, rocher aplati en son sommet. Les deux autres chants provenaient de femmes-poissons, les mêmes que la rouquine, sauf que la première était blonde et la deuxième brune. Nous avions face à nous trois créatures des plus merveilleuses, à l’aspect divin, à cette différence que ces trois bêtes, car elles étaient des bêtes, n’étaient autres qu’un mélange d’humains et d’animaux ; l’alliance entre une sublime femme et un poisson géant aux écailles scintillantes.
Le bateau cessa enfin de tanguer, et l’horreur me submergea : les deux femmes-poissons étaient environnées de trois cadavres démembrés, les boyaux à l’air libre. L’une d’elles croqua un bras, alors que l’autre rota, expulsant des gouttelettes de sang alentour. La rouquine, amusée, grimpa sur le rocher et s’approcha d’un des corps inanimés.
— Bienvenue à vous, commença-t-elle tout en ricanant, vous êtes rares à venir si loin au Nord. Par chance, notre chant nous amena deux garde-manger à intervalle réduit, et je vous en remercie.
Garde-manger ? Où suis-je tombé ? Ce n’était forcément qu’un cauchemar. Mon grand-père me racontait souvent une histoire mythologique survenue lors d’une escale dans les mers du Nord, un récit sur un monstre démesurément grand. L’histoire vira au carnage et peu en revinrent. J’ai toujours imaginé qu’il voulait me faire peur, terroriser mes nuits, mais maintenant, que dois-je penser ? J’avais affaire à des… démons ? Des créatures divines ? Nos légendes parlent d’elles en les dénommant « sirènes », et là, ce jour, trois étaient face à moi. Elles appâtent par leur chant céleste et hypnotisant les pêcheurs perdus, ou, comme nous, s’aventurant trop loin en mer froide. Une fois attirés, impossible de s’en départir… sauf en ce qui me concernait. Pourquoi donc n’étais-je pas sous le charme de ces dames meurtrières ?
— Mes amies sont repues, trois beaux pêcheurs aussi costauds que gouleyants se sont égarés et ont trouvé refuge sur notre minuscule rocher. Pour l’instant, pas besoin de venir, il est trop petit pour nous tous. Quelle agréable trouvaille, je suis fier de nous, tout un équipage, pour des mois sans disette.
La sirène rousse, à côté d’un cadavre éventré, plongea sa main à l’intérieur de son ventre et en ressortit l’intestin. Elle l’approcha vers sa bouche, qu’elle ouvrit bien grand. Sa denture était identique à tout bon carnivore qui se respecte : un alignement parfait de canines prêt à déchiqueter. Et elle déchiqueta. Le boyau s’engouffra dans sa cavité buccale, les mâchoires se refermèrent, et il se déchira comme du caoutchouc, projetant des giclées de sang. Cet homme-là était mort depuis peu.
— Hmmm, tout chaud, délicieux.
Une subite envie de vomir survint, et je dus tripler mes efforts pour ne pas me trahir.
— Amène-moi le frisé Malva, intervint la blonde.   
Le frisé n’était autre que mon second et ami, Hamish. La dénommée Malva, après avoir relâché l’étreinte sur les intestins du cadavre, s’approcha langoureusement vers nous. Sur le pont, elle se mouvait par glissade, effleurant tous corps à proximité d’elle. En passant, elle me tripota les fesses. Un frisson horrible me secoua, et j’eus un instant peur qu’elle s’en rendît compte, mais non, Hamish la fascinait et elle se détourna de mon derrière.
Elle s’aida de son corps pour se mettre à son niveau avant de l’embrasser languissamment. Elle y prenait du plaisir, contrairement à lui, inerte. Sa langue s’engloba dans sa bouche, puis elle mordilla la sienne, avant de lui arracher. Il ne sentit rien, ne bougea pas, ne réagit pas non plus. Du sang se déversa de sa cavité buccale, puis elle lui saisit le bras et l’enjoignit à la suivre. Il obéit sans un mouvement de tête.
À son passage, une écœurante odeur de marée puante s’infiltra dans mes narines et je ne pus m’empêcher d’éternuer. Trois jolies frimousses terminées par une effroyable queue écailleuse se tournèrent vers moi et me fixèrent. La blonde lâcha son repas : un bras à moitié mastiqué. Elle s’avança, le regard noir.
— Tiens donc, celui-là n’est pas sous notre charme. Qu’en penses-tu Havla ?
Havla était la créature à la chevelure brune. Elle mâchait un organe méconnaissable, probablement un poumon. Elle toisa sa consœur d’une nonchalance déconcertante.
— Ouais, sans doute Mirna, sans doute.
— Toujours un plaisir de t’impliquer dans nos histoires Havla, rétorqua la blonde. Bref, personne ne doit être au fait, ou une chasse aux monstres nous serait fatale.
Les sangs me glacèrent. J’allais mourir digérer par des sirènes dont l’épopée serait inconnue de tout le monde.
— Sauf que mes deux collègues sont repues, et moi, le frisé me donne envie. Faute de pouvoir te tuer au risque de pourrir rapidement, nous allons te tuer, puis te braiser au feu de bois, pour une conservation plus longue. Mais avant, je vais dévorer ton ami, puis te goûter.
Quelle horreur ! Fuir serait envisageable, mais repartir à la nage dans ces eaux glaciales, avec des femmes-poissons aussi agiles en pleine mer que des tigres dans la savane, sans savoir vraiment où aller, était mission impossible. Une dague était dissimulée dans ma botte droite, mettre fin à mes jours en deux minutes à peine était chose aisée. Mes pensées m’hypnotisèrent tant que je sentis vaguement un choc violent à l’arrière de ma tête, puis le néant.
J’ouvris les yeux, sur le rocher, entouré des trois sirènes, dont la blonde, sur mon copain Hamish, sa grande queue écailleuse frétillant sur la pierre mouillée.
— Coucou, mon bel homme, de retour parmi les anges ? Enfin, parmi nous, tu avais compris.
Aucun mot ne sortit de ma bouche, aucune réaction. J’attendais, espérant la mort d’Hamish rapide, et surtout la mienne. Lui au moins ne souffrirait pas. La blonde planta ses canines dans le cou de mon second, puis tira la chair. Elle se déchira sous un flot continu de sang. Elle en recevait plein la figure et s’en amusait. Un cauchemar, je ne vois pas d’autres alternatives. La sirène blonde ouvrit grand la gueule, car les monstres dans son genre possèdent des gueules et non des bouches, pour absorber le plus de sang. Hamish convulsait sans mot dire, tressautant par saccades. Quelques secondes suffirent pour le voir devenir inerte, décédé sous les crocs d’une cannibale.
Elle dirigea ensuite sa main vers son sexe, qu’elle arracha violemment. Je tournai la tête pour ne pas visualiser cette vision d’horreur : le pénis de mon ami de longue date engloutit par cette folle.
— Pas à moi le pêcheur, toi tu vides bien les poissons que tu pêches sans même les tuer avant.
La comparaison était pitoyable ; moi je ne mangeais pas leurs parties génitales.
— Comme tu peux le constater, continua la blonde, sans doute la cheffe du groupe, nous sommes dépourvues de vagins, car cette maudite queue est greffée à notre bas du corps. Pourtant, l’envie est toujours là, au plus profond de nous. Imagine la frustration. Au début, nous avons attiré les navigateurs avec notre chant pour copuler, sauf que nous ne le pouvions pas. Mais nous avions faim, et hors de question de dévorer des animaux marins, surtout pas.
Elle se lécha les doigts sanguinolents avec un rictus pervers.
— Puis, enchaîna-t-elle, nous avons décidé de les manger. Mais nous ne pouvions nous départir de sexe, nous avons donc croqué le leur, et c’était aphrodisiaque, plus que cela même.
J’étais encore sonné, mais ma main descendit vers ma botte. Je devais être très rapide, car une fois la dague en main, j’étais contraint de la sortir de son fourreau et poignarder la blonde en premier, sans doute la plus dangereuse. Puis je devais m’occuper de la rousse, la plus amovible des trois. Enfin, la brune était totalement amorphe, facile à se débarrasser, mais méfiance tout de même.
— À toi l’honneur Havla.
— Mais j’ai plus faim !
— Non, je te laisse le privilège de déguster son pénis, puis nous le braiserons vivant, ça leur donne un goût unique.
Pas de chance ! La brunette reprit du poil de la bête à savoir qu’elle savourerait mon entrejambe. Elle s’avança lentement vers moi, ses jolis petits seins nus dansant au rythme de ses glissades. La voilà enfin, toute proche, ses griffes sur mon torse, descendant langoureusement vers mon sexe. Mes doigts étaient dans ma botte droite et trouvèrent l’objet tant désiré. Je devais faire diversion. Ma tête croisa la sienne, avant que mon autre main n’ôte du fourreau la dague récemment aiguisée. Elle eut à peine le temps de se remettre du coup que l’arme pénétra son crâne. Je la retirais aussitôt sous une giclée de sang.
Je me relevai et sautai au cou de la blonde, mais elle se débattit sous des cris de colère. Ses ongles acérés me rentrèrent dans la chaire, puis je me sentis happé et tiré en arrière. La rousse voulut me déchiqueter la carotide, mais elle ne rencontra que mon bras. Une morsure me fit hurler de douleur avant que mon poing ne vienne en finir avec elle. J’attrapai la dague au sol, mais la roche était glissante et je tombai à l’eau.
Je réussis malgré tout à récupérer l’arme avant qu’elle ne finisse dans les abysses. Mais en désirant rejoindre la surface, cette saleté de sirène m’entraîna vers le fond. Elle possédait des branchies sur les côtés de son cou. Si je ne parvenais pas à m’en débarrasser très vite, la noyade allait être ma fin. Elle ne vit heureusement pas la dague, et je lui plantai de toutes mes forces sur le haut de son front. Son étreinte cessa et elle coula telle une pierre.
La surface, enfin ! J’étais gelé jusqu’aux os. Je m’agrippai tant bien que mal au bateau et réussi à remonter, mais sans la dague, accrochée au crâne de la sirène. Je haranguai mes hommes, en vain, ils étaient toujours hypnotisés, car l’une d’elles était encore en vie. Pas le temps, plus le temps. J’accourus vers la barque de sauvetage pour la mettre à l’eau. J’y poussai l’un de mes matelots, pour au moins en sauver ne serait-ce qu’un. Il chuta à l’intérieur de la barque telle une poupée de chiffon, puis j’y plongeais avec plaisir, une grande envie de fuir ces mers du Nord si perverses.
Je ramais, m’éloignant bien trop lentement de cette brume angoissante, quand je sentis un choc sous la chaloupe. Je fis silence tout en guettant les abords, puis je chus à l’eau. Je réussis tout de même à me rattraper sur le rebord, mais la dernière sirène m’avait empoigné la jambe droite et la mordit à pleins crocs. Le rouge inonda le bleu de l’océan, et la douleur me fit perdre pied. Je redoublais d’efforts, mais rien n’y fit, cette maudite douleur était de plus en plus intense, aux limites de l’insupportable. Je me débattis comme un diable, et au bout de plusieurs minutes, je me retrouvai enfin à l’intérieur de la barque. Comment ? Je le compris avec horreur.
Ma jambe avait tout simplement cédé, elle disparut, laissant place à cette chose ignoble ensanglantée. J’arrachai un morceau de tissu de mon haut pour en faire un malheureux garrot, mais je n’allais pas tenir longtemps. J’attrapai la pagaie pour fuir au plus vite, mais cette démone nous poursuivait. Je n’avais pas le choix : je fis basculer mon matelot pour retarder le monstre. Le corps tomba, inerte, avant de devenir une mare rouge.
Cet acte abject me sauva la vie, et je ramai, encore et toujours, toujours et encore, jusqu’à perdre connaissance. Je me réveillai au sein d’un hôpital portuaire. Un bateau de chalandise me retrouva inanimé, à la dérive, loin des mers du Nord. J’avais dérivé durant plusieurs heures avant d’être repéré, presque mort, un moignon sanguinolent en place de ma jambe droite. Les médecins orchestrèrent une merveille, cette jambe de bois que je traîne depuis tant d’années.  
Je ne remis plus jamais les pieds si loin au Nord, au sein de ces mers damnées, et je n’entendis plus parler des sirènes, hormis ma chatte blanche retournée à la terre depuis bien longtemps, que je nommais ainsi pour ne jamais oublier cette journée maudite.
 
*
 
Le jeune couple, Brigitte et Roger, écoutait, ébahi, le récit du vieux Henry McAllister. Les deux autres hommes retournèrent à leur table une fois la narration terminée. Les deux jeunes gens étaient aux anges, ils entendirent de la bouche même d’un vieux pêcheur une légende. Mille questions les démangeaient, mais Henry prit la parole avant qu’une seule phrase ne puisse sortir de leurs bouches.
— Avez-vous un peu de temps ?
— Euh… bien sûr, répondit Brigitte, surprise.
— Très bien. La tempête est enfin derrière nous, et je réside près d’ici. Venez, je vous offre le café, et j’ai quelque chose à vous montrer.
Le couple était fier d’avoir rencontré ce pêcheur fort sympathique. Ils s’interrogeaient toujours sur la façon dont il avait réellement perdu sa jambe. Ils comptaient le lui demander pendant le café, pour le moment, ils lui posaient des questions sur son récit mythique ; autant laisser la légende planer encore un peu. Ils apprirent qu’aucun des hommes envoûtés par les sirènes ne revint parmi les vivants. De même, il ne vécut jamais d’autres histoires comme celle-ci. Quel dommage, se disaient-ils, c’est un agréable conteur, il pourrait très bien leur inventer une nouvelle anecdote.
Ils étaient enfin parvenus à destination : la maison du vieux McAllister. C’était plutôt une grande cabane avec un beau bout de terrain à l’arrière. Le vieux pêcheur aimait le bois, et ne se voyait pas résider dans une demeure en briques.
— Avant de prendre le café, venez avec moi, j’ai construit un petit cabanon au fond du terrain.
Ils le suivirent sans mot dire, se demandant ce qu’il pouvait bien leur montrer. Ils arrivèrent face à la porte en bois du cabanon. Henry sortit une clef de sa poche droite, puis l’ouvrit. Elle grinça comme toutes bonnes vieilles portes en bois. Il tendit son bras pour les inviter à passer devant.
— L’aquarium au fond, leur indiqua-t-il. Je sais que vous ne croyez pas à mon histoire, et comment vous en blâmer, je n’ai aucune preuve à vous montrer, hormis cette jambe de bois qui est loin d’être une corroboration irréfutable. Mon grand-père par contre, lui, il a rapporté une preuve des mers du Nord.
Le couple alla au fond du cabanon alors que le vieux McAllister alluma une lampe à huile, illuminant la pièce sombre. Les deux jeunes gens écarquillèrent les yeux.
— Mais c’est impossible ! s’extasia Roger.
Brigitte sentit son cœur accélérer à tout va.
— Mais c’est une farce ?
— Une farce qui me coûterait beaucoup d’argent en formol et alcool, rétorqua Henry.
Ils observaient un tentacule, l’extrémité d’un tentacule pour être précis. L’aquarium était immense, prenant place sur tout le pan de mur du fond, quatre bons mètres de long. L’extrémité du tentacule en prenait quasiment tout l’espace, recouvert d’un liquide à l’odeur fort désagréable.
Le vieil homme ouvrit le dessus du bassin et enjoignit le couple à venir eux-mêmes vérifier la véracité du soi-disant subterfuge. Brigitte refusa, par peur. Robert n’était pas inquiet, juste époustouflé, car au fond, il se doutait qu’une mascarade comme celle-ci n’était pas l’apogée des individus de l’âge d’Henry. Le jeune homme glissa sa main dans le liquide et toucha la masse à l’intérieur. Un frisson le parcourut.
— Nom de Dieu.
Effectivement, la masse n’était ni en plastique ni en caoutchouc, c’était de la véritable matière organique. Il recula d’effroi.
— Mais qu’est-ce donc ?
Henry sourit du peu de dents logées au sein de sa cavité buccale.
— Mes sirènes étaient bel et bien de viles créatures, aussi réelles que vous et moi. Ma jambe de bois, je la leur dois. Vous pensiez que les légendes n’étaient que simples mythes ? Vous connaissez l’expression « il n’y a pas de fumée sans feu », toutes légendes émanent d’un fait avéré, tout comme la fumée provient d’un feu.
Le couple en resta bouche bée. Ils ouïrent avec attention le vieux McAllister. Plus aucun doute dans leurs yeux ne se sentait, plus aucun. Henry les invita à le suivre à l’intérieur pour prendre le café. Ils ne l’interrogèrent plus car aucune question ne leur vint à l’esprit embué. Ils imaginaient cette histoire être légende, ils se prirent la vérité comme une gifle à grande vitesse. Le couple s’assit pendant que le pêcheur préparait le café. Puis il revint à eux, un immense rictus victorieux.
— Voulez-vous écouter la légende, enfin, légende est un mot bien trompeur, du Kraken ?



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