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Aramis
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"Comment on a perdu la guerre" de Paul Simon Empty "Comment on a perdu la guerre" de Paul Simon

Jeu 29 Avr - 8:11
On ne s’est rendu compte de rien, on n’a rien vu venir. Un battement de cils, et c’en était fini. On ne peut même pas être sûr de ce qui s’est passé, seulement supposer.
Cette guerre, qui n’a duré que le temps d’un sommeil sans rêves, a eu, au moins, cet avantage : elle ne fut pas sanglante. Il faut bien le reconnaître, nos anciens ennemis ont réussi là un coup de maître.



Tout s’est passé un bel après-midi d’été, le 21 juin 1956. Je marchais dans les rues de New York, du côté de Carnegie Hall. Des passants un peu partout se promenaient, vaquant à leurs occupations. Le soleil, haut dans le ciel, rayonnait de toute sa puissance, et un vent léger, agréable, rafraîchissait l’atmosphère.
La chaleur, les vertes allées de Central Park, toutes les couleurs de l’été que nuançait l’ombre des gratte-ciel, faisaient respirer un doux bonheur au joyeux peuple de New York, tête de proue d’une civilisation prospère et libérale, confiante en son avenir et sûre de ses choix, à laquelle j’étais fier d’appartenir.
Cet après-midi-là, j’avais quitté la banque un peu plus tôt, afin de profiter de ce magnifique premier jour d’été en famille. Ma femme et nos deux filles m’attendaient quelque part près de l’allée centrale du poumon vert de notre ville.
Je remontais la 7e avenue pour les rejoindre, croisant ses passants bien habillés et toujours pressés, aux chapeaux ternes mais aux idées lumineuses – du moins, osais-je le croire –, lorsqu’une lourde vibration se fit ressentir, me secouant comme un mixer son milk-shake. L’instant suivant, j’eus l’impression que l’air s’était épaissi, alourdi au point de devenir irrespirable ; ma vue se troubla, et je me sentis défaillir. Mes ultimes pensées allèrent à la dame d’un certain âge qui arrivait face à moi, vêtue à la mode garçonne des années folles avec sa robe Charleston, son serre-tête flapper et son boa à plumes. « Drôle d’accoutrement », songeai-je, avant de la voir chavirer, et de sombrer moi-même dans les abimes noirs et sans fond de l’inconscience.
Nous venions de perdre la guerre.



La première chose que je vis en rouvrant les yeux fut la femme au costume démodé. Elle reprenait connaissance, elle aussi, mais s’était blessée en tombant : du sang séché maculait son front et avait laissé une trace sur le trottoir. Renouant avec les dernières pensées qui m’avaient traversé l’esprit avant de m’évanouir, je me dis que cette dame aurait pu sortir d’un film de gangsters sous la prohibition : ne manquait que le piano jazz et l’alcool de contrebande pour créer un tableau dans lequel elle aurait parfaitement cadré.
Tendant la main vers mon feutre qui avait roulé à un mètre de moi, je notai l’absence du bruit de la circulation, en général omniprésent dans ces rues bondées. Seule une rumeur sourde surplombait le silence, un battement d’hélices caractéristique qui, l’espace d’un instant, me replongea sur le front de Corée… Je levai les yeux et découvris un hélicoptère en vol stationnaire.
Je me redressai, ébaubi par ce spectacle insolite, lorsqu’une voix surgit des haut-parleurs fixés à l’appareil.
« Nos deux grandes nations vont maintenant apprendre à vivre ensemble… »
Je ne savais de quelle grande nation il s’agissait, mais l’accent de notre interlocuteur était typiquement londonien.
La dame devant moi me demanda ce qui se passait, ce à quoi je lui répondis par un haussement d’épaules circonspect.
« Mais pourquoi donc devrait-on apprendre à vivre avec les Anglais ? », entendis-je ailleurs.
Dans toute la rue, des milliers de personnes reprenaient leurs esprits, certaines blessées, d’autres aidant leurs voisins à se remettre sur pied. Tous tournaient la tête vers le ciel. Vu de l’hélicoptère, le spectacle devait avoir quelque chose de cocasse.
« Nos deux grandes civilisations, ainsi que toutes les autres, plutôt que de s’affronter, doivent apprendre à envisager l’avenir ensemble, de concert, en s’exprimant d’une seule et même voix : celle de l’homme, celle de l’humanité… »
Des rumeurs inquiètes commencèrent à s’élever de part et d’autre. Quelqu’un cria, d’un ton désespéré : « Ce sont les Russes ! », ce qui entraîna des exclamations, des « ah » étonnés ou incrédules, qui se changèrent vite en ce murmure caractéristique des grandes paniques collectives.
« Pour que nos enfants connaissent et vivent la paix… »
Je remarquais alors qu’une voiture, une Ford Custom noire, s’était encastrée dans la devanture d’un magasin. Sur une trentaine de mètres, le long du chemin qui l’avait menée de la chaussée à la vitrine, une douzaine de personnes ne s’étaient pas relevées…
« … pour que l’humanité construise, unie, le communisme universel… »
À ces mots, une onde de panique se propagea dans la foule. Des cris fous, des hurlements terrifiés jaillirent de toutes parts. Une sorte de folie collective était en train de se répandre ; je me mis à l’abri derrière un véhicule, en tirant par le bras la petite dame, tétanisée. Dans leur frayeur incontrôlable, ces gens fuyaient quelque chose, sans savoir ce que c’était ; ils ne pensaient qu’à s’échapper, alors qu’il n’y avait pas d’issue.
Je ne sais pas si ce fut une hallucination auditive, due aux effets du gaz ou de la bombe qui nous avait vraisemblablement assoupis, mais au-dessus de la cohue générale, au-dessus des cris affolés de mes concitoyens, il me sembla percevoir un rire déformé par le haut-parleur, qui provenait de l’hélicoptère.
Les gens se bousculaient, se piétinaient, s’écrasaient même dans leur fuite éperdue et sans sens…
J’escaladai le capot de la voiture afin de mieux voir, et constatai que le même spectacle désolant se déroulait tout le long de la rue. Deux autres hélicoptères flottaient au loin, et je supposai qu’ils délivraient un message identique à celui au-dessus de nos têtes.
J’aperçus aussi, avançant imperturbablement au milieu du carrefour avec la 57e, une brigade de militaires russes. Aucun Américain n’osait les bousculer, et quand ils les voyaient, ils repartaient en sens inverse.
Les hélicoptères hurlèrent à l’unisson : « Du calme ! Du calme ! ». Mais rien n’y fit, alors ils donnèrent l’ordre de tirer. Les soldats firent feu, mais vers le ciel. Les haut-parleurs se mirent à répéter : « À terre ! À terre ! », mot d’ordre qui fut vite repris par tout le monde.
Une fois le calme revenu, les tirs cessèrent et le speaker à l’accent londonien poursuivit son monologue.
« Pour votre propre sécurité, restez calmes. Nous ne vous voulons pas de mal… Mais sachez que les États-Unis d’Amérique ne sont plus une puissance armée. Votre président a signé la reddition totale et inconditionnelle de votre pays. Vous ne devez plus obéissance à aucune des institutions de l’Ancien Régime. Vous avez été libérés du joug capitaliste et de l’asservissement par les exploiteurs du peuple ! »
Personne ne dit rien. Tout le monde attendait. J’entendis un bébé pleurer au loin.
« Pendant que vous dormiez, tous les points névralgiques de votre société – casernes, hôpitaux, usines – ont été infiltrés par les valeureux soldats de notre grande armée. Sachez qu’il n’a été fait de mal à aucun civil. La victoire totale a été atteinte de manière pacifique. »
Je songeai un instant à toutes les personnes qui ne s’étaient pas relevées, fauchées par un véhicule, ou victimes d’une mauvaise chute. Cette situation était préférable à l’apocalypse nucléaire, certes, mais pas exempte de tous dommages collatéraux…
« Maintenant, vous devez avoir faim, camarades. Vous n’avez pas mangé depuis trois jours au moins… Certains d’entre vous – et c’est la honte de ce pays – n’ont pas fait de vrai repas depuis bien plus longtemps encore ! »
C’est à ce moment-là que je me rendis compte qu’en effet, j’avais une faim de loup, l’estomac dans les talons, et que toutes ces émotions qui me tourmentaient n’avaient fait que renforcer cette sensation.
« … nous avons d’ores et déjà installé des cantines populaires dans lesquelles vous serez accueillis et nourris comme il se doit. Votre pays est riche, il a les moyens de subvenir à tous vos besoins. L’argent ne partira plus dans l’armement et les guerres injustes, il sera au service de l’homme, de tous les hommes. Plus personne ne souffrira de la faim. L’impérialisme est mort, et avec lui est née la paix universelle dont chacun d’entre nous a rêvé sur cette terre. À l’emplacement de son cadavre répugnant germeront les magnifiques fleurs du bonheur fraternel ! »
Sur cette parole s’élevèrent des chants russes à la beauté à la fois époustouflante et terrifiante. Dans l’immobilité de l’avenue subjuguée, les puissantes vocalisations des chœurs de l’Armée rouge résonnaient sur les façades des gratte-ciel.
Le regard porté vers Central Park, je remarquai que le soleil se trouvait plus bas dans le ciel que lorsque nous nous étions évanouis. D’après ce que l’orateur avait annoncé, nous étions restés inconscients près de trois jours. Je me demandais par quel moyen les Russes avaient réussi ce prodige, celui d’endormir tout un pays…
« Vous devez avoir faim et soif, alors levez-vous sans crainte, et dirigez-vous vers les cantines installées pour vous. Des camarades soldats vous y serviront jusqu’à ce que vous soyez rassasiés. »
J’avais vraiment très faim, alors je me suis dirigé, avec la petite dame, vers une de ces tentes qui portaient l’inscription « Cantine du Peuple ». On y a été très bien accueillis. Puis j’ai marché jusqu’à Central Park, où j’ai retrouvé ma femme et mes filles qui, par chance, étaient sorties indemnes de ce sommeil forcé.
Les révoltes furent peu nombreuses dans l’après-guerre, et quand il y en eut, elles furent réprimées dans le calme et par l’intellect. « Vous ne pouvez plus rien contre l’union de toute l’humanité », leur répondait-on. Ou bien : « Nous n’avons fait que hâter la destruction inéluctable du capitalisme. Et nous l’avons fait dans la paix. »
Certains ne s’y feront jamais, mais voilà comment on a perdu la guerre.






Paul Simon : https://twitter.com/palawanwriter
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